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moi, disait-il, avaient quelques petites feuilles d’or, je serais le plus heureux chien de la terre. » Parmi ses anciennes amies, celle dont il se rapprocha le plus fut la marquise de Donegal, dont la sœur, miss Godfrey, avait pour Moore une merveilleuse sympathie d’esprit, et l’agaçait par des lettres charmantes. Il avait retrouvé aussi le patronage et l’hospitalité de lord Moira. En ce temps-là moururent les deux plus grands hommes de l’Angleterre, Nelson et Pitt. Ce fut d’abord Nelson : « Ces deux hommes, écrivait Moore, Buonaparte et lui, se partageaient le monde, — la terre et la mer ; nous avons perdu le nôtre. » Puis vint la mort de Pitt. Cette fois Moore ne fut pas tant effrayé : « Quelque chose de brillant, disait-il, sortira, je l’espère, de ce chaos ; et si un rayon ou deux viennent à tomber sur moi, Dieu soit loué ! » Cette chose brillante que prévoyait Moore était l’avènement des whigs au pouvoir, et, avec les whigs, la grandeur de lord Moira. Le pressentiment était juste. Les whigs vinrent au ministère, et lord Moira avec eux. Moore fut dans une crise d’espérance. Lord Moira fit d’abord donner au père de son protégé une petite place ; c’était assez pour ôter à Moore la charge et le souci de sa famille. Quant à lui, on lui promettait un commissariat en Irlande. Déjà il s’apprêtait à partir pour l’Irlande et à prendre congé de la littérature et de la vie de Londres. Il écrivait à miss Godfrey : « Je n’attends que l’arrivée de la Revue d’Edimbourg, et puis adieu pour longtemps à toutes mes grandeurs ! Londres ne me verra plus jouer la farce de la gentilhommerie, et « comme une brillante exhalaison du soir, » je m’évanouirai dans l’oubli. »

Moore ne se doutait pas que ce numéro de la Revue d’Edimbourg devait être la cause d’un incident célèbre de sa vie. Il venait de publier un volume, les Odes and Epistles. C’était la même veine d’inspiration que les Little’s Poems, seulement avec plus de vigueur dans la touche. Cette poésie amoureuse choqua la pruderie du reviewer écossais. Jeffrey, qui avait déjà si durement traité les premières poésies de Byron, dépassa la sévérité dans sa critique de l’œuvre de Moore. Il accusait le poète de chercher à corrompre les mœurs de ses lecteurs. Moore crut que ce reproche excédait les droits de la critique. S’il eût eu l’argent nécessaire pour le voyage, il serait allé demander raison à Jeffrey de son insulte à Edimbourg même. Le hasard épargna les frais du voyage au belliqueux petit poète. Jeffrey vint à Londres peu après la publication de l’article. Moore lui envoya le défi le plus blessant. Le duel allait avoir lieu à Chalk-Farm. Les deux adversaires avaient le pistolet à la main, lorsque la police, avertie par une indiscrétion, intervint. La susceptibilité et la conduite de Moore dans cette circonstance furent généralement approuvées, malgré le malicieux récit que certains journaux firent de cette affaire. Jeffrey