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d’Utrecht ou en pourpoint de soie se rangent le long des murs pour ne pas encombrer la chaussée. Combien de milliers d’Européens sont venus chercher la mort dans cette enceinte ! S’ils sortaient tous à la fois de leurs tombeaux, la vieille ville de Batavia ne serait plus assez grande pour les contenir !

L’atmosphère cependant était devenue moins humide et moins épaisse ; la nuit paraissait moins noire. Nous n’étions plus tentés de peupler de spectres et d’apparitions funèbres la longue avenue dans laquelle nous venions d’entrer. La route était bien encore silencieuse et déserte ; mais c’était la solitude des campagnes, ce n’était plus celle d’une ville abandonnée. Depuis près d’un quart d’heure, nous roulions ainsi entre deux rangées de grands arbres. À notre gauche, un canal aux flots assoupis baignait sans murmure ses talus de gazon, et dans le lointain, sur la droite, des lumières scintillaient à travers le feuillage. Tout à coup la clarté devient plus vive, et comme des profondeurs d’un bois sacré se dégagent, à mesure que nous avançons, de blanches colonnades et de frais péristyles. Des lampes versent sous ces portiques une douce clarté. Mollement étendues dans de grands fauteuils de rotin ou groupées autour d’une table à ouvrage, des femmes en robes de mousseline et de gaze, les bras nus, les épaules découvertes, apparaissent à nos yeux éblouis comme les déités plutôt que comme les prêtresses de ces temples. On se figurera difficilement notre émotion à la vue de ce spectacle inattendu. Chacun de nous demeurait immobile et muet, le regard attaché sur ce tableau féerique comme sur un miroir que l’on craint de ternir, comme sur une image qu’un souffle peut faire disparaître. C’est ainsi que l’esprit du mal se plaisait, dit-on, à troubler les saintes pensées des ermites de la Thébaïde. Rassurons-nous : ce n’est point l’œuvre du démon que nous venons de contempler. Nous voici arrêtés devant un de ces péristyles : les colonnes ne s’enfoncent pas dans le sol ; les murailles ne s’abîment pas l’une sur l’autre comme les débris d’un château de cartes ; nos pieds mêmes ont foulé ces parvis de marbre sans que la terre ait frémi sous nos pas, sans que le gouffre se soit entrouvert. Nous ne sommes donc le jouet ni d’une hallucination ni d’un rêve, et notre enchantement n’aura pas de réveil.

Le résident de Batavia, M. van Rees, avait bien voulu se charger de nous introduire auprès du gouverneur-général, et c’était à son hôtel que nous avions commandé à notre cocher de nous conduire. Malgré notre activité, nous nous étions fait attendre. M. van Rees s’avança gracieusement à notre rencontre et nous offrit de monter dans la calèche découverte qu’il avait eu soin de faire atteler à l’avance. Pendant le temps que le cocher mit à se ranger devant le perron, nous pûmes jeter un regard autour de nous. Un goût délicat avait présidé à l’architecture et à l’ameublement de cette délicieuse