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dans cet Eldorado une honorable aisance. Ce qui serait luxe en Europe est besoin impérieux ou rigoureuse convenance à Java. À moins de marcher sous un dais à l’instar des Chinois, qui se font souvent suivre d’un esclave portant au-dessus de leur tête un immense parasol[1], vous ne pourrez vous transporter à vingt pas de votre demeure sans monter en voiture. L’intérêt de votre santé et votre réputation de gentleman l’exigent. Il vous faudra aussi habiter à vous seul une maison tout entière. Vous y rassemblerez, en dépit de tous vos projets de réforme, une armée de domestiques ; car, semblables aux coulis de l’Inde, les domestiques javanais n’exercent qu’une fonction et ne souffrent guère qu’on les détourne de leur emploi spécial. Vous aurez deux voitures au moins, et dans votre écurie trois ou quatre attelages. Je ne parle point des dîners, du théâtre et des fêtes. Si vous ne dépensez pour vous tenir au niveau de la classe moyenne que 2,000 francs par mois, vous serez économe ; mais aussi vous aurez été servi, traîné comme un nabab ; vous aurez savouré les plus molles délices que puisse procurer la richesse.

2,000 francs par mois sont aux Indes le traitement d’un colonel ou d’un conseiller de la haute cour de justice. C’est le moins qu’on puisse allouer aux employés supérieurs de la colonie, si l’on veut leur fournir les moyens de faire honneur à leur rang et de ne pas déchoir de leur position sociale. L’existence d’un fonctionnaire ou d’un négociant hollandais à Java ne ressemble guère à celle du créole indépendant qui n’a d’autre souci que de mettre d’accord ses goûts avec ses revenus. Dans les sphères actives de la société, on retrouve à Batavia comme partout ailleurs le zèle persévérant, l’assiduité au travail qui distinguent la race hollandaise. Ce n’est ni un des employés du gouvernement, ni un des commis de la Maatschappy que l’on prendra jamais pour Renaud au milieu des jardins d’Armide. Dès dix heures du matin, chacun court à son bureau et n’en sort qu’à quatre ou cinq heures du soir. Le docteur Burger devait la douceur de ses loisirs à de longues années de cette vie laborieuse. Il avait acquis péniblement le droit de philosopher à son aise. Si chère que lui fût la rêverie, il n’en pouvait cependant goûter le charme que lorsqu’il n’y avait pour lui aucun bien à faire ni aucun ami à obliger. À l’occasion, il redevenait l’homme infatigable dont toute la colonie avait pu admirer le zèle

  1. On compte dans l’île de Java 4,751 esclaves ; mais nous avons pu voir de nos propres yeux, pendant notre séjour à Macassar, de quelle sollicitude le gouvernement hollandais entourait cette classe trop nombreuse encore. Le propriétaire qui maltraite un de ses esclaves est à l’instant frappé d’une amende. Cette intervention du magistrat dans le moindre conflit domestique a rendu la possession de l’esclave une chose si onéreuse et souvent même si irritante, qu’un affranchissement général ne peut tarder à effacer des possessions hollandaises dans les Indes la dernière trace de l’esclavage.