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trouverait dans certaine rivalité de boudoirs ignorée des uns, oubliée des autres, mais dont l’âpre et cuisant souvenir ne cessa jusqu’à la fin d’irriter au combat les deux puissans antagonistes. Quoi qu’il en soit, on peut s’imaginer l’accueil que fit ce jour-là au ministre de lord Palmerston le feld-diplomate du maréchal Radetzky. Aux paroles officieuses de l’intermédiaire britannique, le froid et raide Schwarzenberg répondit en quatre mots que la convention qu’on lui proposait n’avait pas d’objet au point où les choses en étaient, et qu’on la reprendrait s’il y avait lieu dans Milan, alors que le dernier Piémontais aurait évacué le sol de la Lombardie. Il était d’usage que toute personne de distinction venue en visite au quartier-général y fût retenue à dîner. Sir Ralph Abercromby accepta donc très gracieusement l’invitation du maréchal, et l’on se mit à table résolus de part et d’autre à ne plus dire un mot de politique. Laissons l’officier autrichien raconter l’histoire de ce dîner avec une fine pointe de persiflage bien pardonnable, après tout, chez un soldat.


« La table du maréchal était des plus simples, et se distinguait très peu de l’ordinaire du troupier. Une soupe au riz, le bœuf, quelquefois, dans les grandes occasions, un rôti de veau, voilà tout le festin. L’Anglais, en consentant à rester, savait-il nos habitudes, et Radetzky n’avait-il pas mis quelque malice à le retenir ? Je l’ignore, toujours est-il que sir Ralph fit contre fortune bon cœur. Nous autres Italiens, nous aimons généralement le riz un peu croquant et la viande assez tendre ; mais, juste ce jour-là, voyez la mésaventure ! maître Jean (c’était le cuisinier du maréchal) s’était complètement oublié, et, par extraordinaire, ce fut le riz qui se trouva mou et la viande dure ! Pour notre appétit à toute épreuve, l’inconvénient fut médiocre, et l’on se contenta de boire un coup de plus ; mais le malheureux sir Ralph ! je le vois encore, et ne puis, sans un véritable serrement de cœur, songer à la douloureuse expression qui se peignit sur son visage pendant la seconde moitié de ce mémorable dîner qu’il n’oubliera de sa vie, j’en réponds. Il y eut surtout un moment où son découragement me fendit l’âme, celui où le veau fut trouvé détestable. J’avoue que, pour ma part, j’allais compatir à ses misères, lorsque je pensai qu’il était venu parmi nous dans l’intention d’arrêter notre marche triomphale et de nous faire rebrousser chemin derrière l’Adda que nous avions franchi : Bah ! me dis-je alors, c’est de bonne guerre, et mieux vaut en rire ! »


À Lodi, le maréchal apprit, à n’en plus pouvoir douter, que Charles-Albert battait en retraite sur Milan. La désorganisation de l’armée piémontaise était complète. Des bandes de fuyards, des convois de bagages, le parc entier d’artillerie de réserve, se précipitaient vers le Tessin, et d’après les bruits recueillis par l’état-major autrichien, il était facile de conclure que le roi ne devait plus avoir avec lui qu’une faible partie de ses troupes. Une députation de Milanais était venue implorer Charles-Albert, l’assurant qu’il trouverait leur capitale