Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/704

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pourvue de vivres et de munitions, et parfaitement en mesure de soutenir un siège, pour peu qu’il consentît à lui prêter l’appui de ses armes. Les généraux protestèrent bien, par leur silence, contre une expédition à tous les points de vue si romanesque ; mais trop souvent le romanesque était ce qui séduisait davantage ce roi paladin. Cette fois encore, il voulut n’écouter que la généreuse impulsion de son cœur, et ce fut sa perte. Quiconque a parcouru la campagne de Milan, quiconque a visité ces prairies sillonnées de fossés, ces champs où les arbres foisonnent, et qu’en tous les temps inondent des irrigations sans nombre, avouera qu’il y avait au moins quelque témérité à jouer son dernier atout en un si étrange terrain. Les hommes du métier vous diront tous là dessus la même chose. Ici point de jonction possible entre les différens corps d’armée, aucun moyen de faire manœuvrer l’artillerie, difficultés de toute espèce pour la défense plus encore que pour l’attaque, car celui qui attaque a la liberté de ses mouvemens, et peut cacher à l’ennemi ses opérations à l’aide de ces forêts de cultures, jungles impénétrables où l’œil à vingt pas ne voit rien. La fatigue et les privations avaient d’ailleurs brisé les forces de l’armée piémontaise, et les Milanais ne tardèrent point à s’apercevoir que ces troupes, ainsi décimées par le jeûne et la souffrance, ne leur offriraient qu’un secours impuissant contre les victorieuses légions de Radetzky. Ce fut alors que leur ingratitude éclata dans toute sa noirceur. Vainement les Piémontais, pleins du souvenir de l’enthousiasme qui les avait accueillis à leur première apparition, et forts de la conscience des glorieux services qu’ils venaient de rendre à la cause de la liberté italienne, avaient compté sur un peu de sympathie hospitalière ; vainement ces nobles martyrs de la patrie commune avaient espéré trouver au sein de la cité fraternelle un jour de repos et de subsistance : hélas ! devant eux tout ce qui pouvait fuir s’empressait de quitter la place, les rues étaient désertes, et les quelques figures qu’ils rencontraient les regardaient d’un air farouche et se détournaient aussitôt, en proférant d’une voix sourde le mot sacramentel de tradimento !

Les illusions de ce genre n’étaient plus désormais de nature à tromper l’âme du vieux Radetzky. Arrivé en vue de Milan, son visage se rembrunit soudain ; au souvenir de tant d’affronts essuyés naguère à cette même place, qu’il foulait aujourd’hui en vainqueur, ses sourcils se froncèrent, mais ce ne fut là qu’un éclair, et presque aussitôt sa physionomie reprit son calme accoutumé. En transcrivant les annales de cette guerre, l’aide-de-camp du maréchal ne pouvait omettre l’histoire d’un moment si solennel, et la page qu’il y consacre décrit avec l’éloquence de l’imprécation les sourds ressentimens de l’état-major autrichien.