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il avait aventuré une partie de sa fortune. Le gouvernement faisait retenir aux ports de débarquement les paquets à l’adresse du Times, tandis qu’on laissait passer la correspondance des feuilles ministérielles. Les journaux étrangers à l’adresse du Times étaient invariablement saisis ou retardés à Gravesend, et quand Walter porta ses réclamations jusqu’au ministère, il lui fut deux fois offert de laisser toute latitude à sa correspondance, s’il voulait accepter cette concession comme une faveur du gouvernement, et la reconnaître en modifiant la direction de son journal. Walter refusa de s’engager et d’aliéner ainsi son indépendance, quoiqu’il eût soutenu spontanément le ministère sur quelques questions importantes, et il préféra continuer à lutter contre le mauvais vouloir de l’administration.

Cette lutte, du reste, lui fut profitable. En lui interdisant en quelque sorte la voie régulière des paquebots et de la poste, on le mit dans la nécessité d’organiser un service pour le Times seul : il eut ses navires, ses malles-postes, ses courriers. Il en résulta pour lui. des dépenses excessives, mais aussi une correspondance plus régulière et plus active même que celle du gouvernement. Très-souvent il lui arriva d’être plus vite et mieux renseigné que le ministère. C’est ainsi que le Times annonça la capitulation de Flessingue quarante-huit heures avant que la nouvelle en fût connue de personne en Angleterre. Walter mit fin du même coup à un abus qui se pratiquait à l’administration des postes, et qui consistait à retarder la distribution des lettres et des journaux de l’étranger, afin de permettre aux employés de faire imprimer et de vendre sur la voie publique les nouvelles du continent.

C’est donc à Walter qu’il faut rapporter l’initiative de cette organisation si vaste qui fait d’un journal anglais une véritable puissance, disposant de moyens d’action étendus, et aussi bien renseignée qu’aucun gouvernement. L’homme qui s’imposait de si grands sacrifices pour la partie matérielle de son journal et qui dépensait en courriers et en estafettes un revenu princier ne devait pas hésiter à rémunérer libéralement tous ceux qu’il associait à son entreprise. Il avait imité l’exemple de Perry en rétribuant à l’année les nombreux sténographes attachés au Times, et, désireux à la fois de ne pas violer la promesse que s’étaient faite mutuellement les propriétaires de journaux de ne pas dépasser un certain taux dans le salaire des sténographes, et cependant de s’assurer le concours des plus habiles, il leur faisait de riches présens, ou leur allouait des gratifications qui équivalaient à un supplément de salaire. En outre, il était toujours en quête des gens d’esprit et de mérite pour les attacher à la rédaction du Times. Il publiait en partie et il lisait en totalité les articles anonymes adressés au Times ou jetés dans la boîte du journal, et quand quelqu’un de ces articles attestait du talent, Walter se mettait en quête de l’auteur jusqu’à ce qu’il l’eût déterré et enrôlé parmi ses rédacteurs. C’est ainsi qu’il mit la main sur Thomas Barnes, qui, après avoir fait, comme boursier, les plus brillantes études à Cambridge, était venu faire son droit à Londres, et qui se délassait de la jurisprudence en adressant au Times des articles anonymes. Walter le découvrit dans son galetas d’étudiant, l’employa d’abord comme rédacteur des chambres, et finit par lui confier la rédaction en chef, lorsque l’éloquent et fougueux docteur Stoddart eut rompu avec le Times. A côté de Stoddart et de Barnes, il faut placer au nombre des hommes