Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/877

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
871
ADELINE PROTAT.

— Quand le moment de nous quitter sera venu, reprenait Adeline, il sera bien temps de nous chagriner ; n’y pensons donc pas d’avance.

Et, tout entières à l’heure présente, les deux jeunes filles oubliaient l’avenir pour ne plus songer qu’au bonheur de vivre l’une auprès de l’autre en partageant les mêmes plaisirs, les mêmes études, et en faisant ensemble ces jolis rêves qui troublent les cervelles de quinze ans. — Quand Mme de Bellerie eut achevé son éducation, ses parens songèrent à la produire dans le monde. Adeline, qui était admise aux réunions intimes de l’hôtel de Bellerie, ne pouvait pas suivre sa jeune amie dans les fêtes parisiennes où la marquise conduisait sa fille. Comme elle avait beaucoup de sens naturel, développé encore par l’instruction qu’elle avait reçue, la vanité d’Adeline ne souffrait aucunement de cet ostracisme dont Cécile, au contraire, s’affligeait au point de se faire malade quelquefois pour refuser les invitations qu’elle ne pouvait pas faire partager à son amie. Douée d’un cœur excellent, cette jeune fille aurait voulu pouvoir refaire les lois de la société au bénéfice de ses affections. Née de grande race, elle se révoltait avec une vigueur singulière contre les préjugés qu’elle disait rapportés des croisades, et s’étonnait naïvement de ne pouvoir emmener Adeline dans le monde, lorsque devant tout ce monde elle l’emmenait au théâtre, au concert ou à la promenade. — Un jour, elle s’emporta, assez vivement pour s’attirer les représentations de sa mère, contre un jeune homme qui, l’ayant rencontrée avec Adeline, avait salué celle-ci plus légèrement qu’il n’avait fait pour elle-même. La mercuriale maternelle augmenta encore le dépit qu’avait causé à Cécile la nuance de politesse qu’elle considérait comme un affront fait à Adeline. Plus tard, dans les soirées où elle rencontra ce jeune homme, elle le mit obstinément au ban de tous ses quadrilles. Lorsqu’elle entra dans sa seizième année, ses parens s’occupèrent de son établissement. Le premier prétendant qui s’offrit fut précisément celui pour qui elle éprouvait un commencement de sympathie. Les paroles échangées entre les deux familles, le mariage de Cécile fut fixé à six mois ; mais les derniers jours de sa vie de jeune fille furent réclamés par une de ses parentes paternelles qui habitait la Touraine. Cécile voulait emmener Adeline avec elle ; celle-ci, prévenue en secret par la marquise, fit entendre à son amie que cela n’était pas possible, et que le moment où elles devaient se séparer était arrivé. Leurs adieux furent touchans. Avec une égale sincérité, elles se jurèrent une amitié éternelle, et, avant de partir pour la Touraine, Cécile exigea de son fiancé qu’Adeline assisterait à son mariage. Celui-ci avait consenti naturellement, comme un homme qui ne voyait dans ce désir que l’enfantine puérilité d’une jeune fille sentimentale.