Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/879

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
873
ADELINE PROTAT.

consentir à porter ses toilettes de ville, et se fit habiller à la façon des filles du pays. Elle voulut même d’abord se charger de tous les soins de la maison ; mais soit faiblesse, soit inhabileté, elle n’y put tenir longtemps, et permit alors l’introduction d’une servante. On sait quelles raisons décidèrent Protat à prendre la mère Madelon. Le sabotier fut si heureux d’avoir enfin la jouissance de sa fille, qu’il en perdit presque la tête dans les premiers jours. Il avait laissé son établi, et passait tout son temps à regarder sa petiote se mouvoir avec grâce dans cette même chambre où ses premiers pas avaient été pendant longtemps si chancelans. Il se rappelait comment il s’était montré injuste avec elle dans son jeune âge, et combien de fois il avait peu ménagé à sa chétive enfance les colères et les brutalités qui lui avaient mérité sa réputation de mauvais père. Il se demandait si les remords et les douleurs qu’il avait endurés depuis étaient une expiation suffisante. Il s’inquiétait surtout de savoir si aucun souvenir de ses premières années n’avait laissé de traces dans le cœur de son enfant. Il osait à peine l’interroger sur le passé, tant il craignait d’entendre sortir de sa bouche une seule parole qui lui prouvât que la jeune fille, maintenant florissante de santé, et qu’il étouffait de caresses, se rappelait le temps où elle comprimait les cris de sa souffrance pour ne pas éveiller sa mauvaise humeur. Sans cesse en observation devant sa fille, il l’étudiait dans toutes ses actions, dans les propos les plus insignifians. Psychologue sans le savoir, il passait toutes les pensées d’Adeline au crible d’une minutieuse analyse, pour découvrir s’il ne restait aucune amertume au fond de cette âme qu’il avait froissée. La nuit, il se relevait pour aller la voir dormir. Il écoutait le souffle pur et régulier qui s’échappait de cette poitrine longtemps déchirée par une toux cruelle. Il ramenait sur ses épaules le drap qui s’était écarté, il la bordait dans sa couverture ; son idolâtrie devinait par intuition toutes ces délicatesses de soins et d’attentions qui viennent seulement à l’esprit des mères les plus tendres ou des amans les plus épris.

Une nuit, Adeline se réveilla pendant que son père était au pied de son lit.

— J’avais cru t’entendre tousser, dit-il, un peu embarrassé.

— Tu sais bien que je ne tousse plus, dit-elle en riant, et puis j’en aurais envie que je me retiendrais.

Quoique ces paroles eussent été dites très naturellement et sans aucun dessein, Protat crut y voir une allusion au passé. Adeline le vit si triste, qu’elle comprit que son père avait vu un reproche dans ces quelques mots. Elle le convainquit qu’il s’était trompé avec des propos si câlins, elle le combla de caresses si douces, si filialement passionnées, que le bonhomme lui dit, moitié riant, moitié pleurant :

— Oh ! fais-moi du mal souvent, si tu dois me guérir comme ça.