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« — Madame, j’ai été l’un des hommes les plus malheureux de France sur la fin du dernier règne. La reine en ces temps affreux n’a pas dédaigné de montrer quelque sensibilité pour toutes les horreurs qu’on accumulait sur moi. En la servant aujourd’hui, sans espoir même qu’elle en soit jamais instruite, je ne fais qu’acquitter une dette immense ; plus mon entreprise est difficile, plus je suis enflammé pour sa réussite. La reine a daigné dire un jour hautement que je montrais dans mes défenses trop de courage et d’esprit pour avoir les torts qu’on m’imputait ; que dirait-elle aujourd’hui, madame, si, dans une affaire qui intéresse également elle et le roi, elle me voyait manquer de ce courage qui l’a frappée, de cette conduite qu’elle appelle esprit ? Elle en conclurait que j’ai manqué de zèle. Cet homme, dirait-elle, a bien réussi en huit jours de temps à détruire un libelle qui outrageait le feu roi et sa maîtresse, lorsque les ministres anglais et français faisaient depuis dix-huit mois de vains efforts pour l’empêcher de paraître. Aujourd’hui, chargé d’une pareille mission qui nous intéresse, il manque d’y réussir : ou c’est un traître, ou c’est un sot, et dans les deux cas il est également indigne de la confiance qu’on a en lui. Voilà, madame, les motifs supérieurs qui m’ont fait braver tous les dangers, mépriser les douleurs et surmonter tous les obstacles.

« — Mais, monsieur, quelle nécessité à vous de changer de nom ?

« — Madame, je suis trop connu malheureusement sous le mien dans toute l’Europe lettrée, et mes défenses imprimées dans ma dernière affaire ont tellement échauffé tous les esprits en ma faveur, que, partout où je parais sous le nom de Beaumarchais, soit que j’excite l’intérêt d’amitié ou celui de compassion, ou seulement de curiosité, l’on me visite, l’on m’invite, l’on m’entoure, et je ne suis plus libre de travailler aussi secrètement que l’exige une commission aussi délicate que la mienne. Voilà pourquoi j’ai supplié le roi de me permettre de voyager avec le nom de Ronac, sous lequel est mon passe-port.

« L’impératrice me parut avoir la plus grande curiosité de lire l’ouvrage dont la destruction m’avait coûté tant de peines. Sa lecture suivit immédiatement notre explication. Sa majesté eut la bonté d’entrer avec moi dans les détails les plus intimes à ce sujet ; elle eut aussi celle de m’écouter beaucoup. Je restai plus de trois heures et demie avec elle, et je la suppliai bien des fois avec les plus vives instances de ne pas perdre un moment pour envoyer à Nuremberg. — Mais cet homme aura-t-il osé s’y montrer, sachant que vous y alliez vous-même ? me dit l’impératrice. — Madame, pour l’engager encore plus à s’y rendre, je l’ai trompé en lui disant que je rebroussais chemin et reprenais sur-le-champ la route de France. D’ailleurs il y est ou n’y est pas. Dans le premier cas, en le faisant conduire en France, votre majesté rendra un service essentiel au roi et à la reine ; dans le second, ce n’est tout au plus qu’une démarche perdue, ainsi que celle que je supplie votre majesté de faire faire secrètement en fouillant pendant quelque temps toutes les imprimeries de Nuremberg, afin de s’assurer qu’on n’y réimprime pas cette infamie ; car, par les précautions que j’ai prises ailleurs, je réponds aujourd’hui de l’Angleterre et de la Hollande.

« L’impératrice poussa la bonté jusqu’à me remercier du zèle ardent et raisonné que je montrais ; elle me pria de lui laisser la brochure jusqu’au lendemain, en me donnant sa parole sacrée de me la faire remettre par M. de Seilern. — Allez vous mettre au lit, me dit-elle avec une grâce infinie ; faites-vous