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ne pourrait pas faire pis que de m’arrêter à Vienne dans un temps où je puis être si utile ailleurs. — Nulle réponse. On me laisse huit jours entiers livré à cette angoisse meurtrière. Enfin on m’envoie un conseiller de la régence pour m’interroger. — Je proteste, monsieur, lui dis-je, contre la violence qui m’est ici faite au mépris de tout droit des gens : je viens invoquer la sollicitude maternelle, et je me trouve accablé sous le poids de l’autorité impériale ! — Il me propose d’écrire tout ce que je voudrai, dont il se rendra porteur. Je démontre dans mon écrit le tort qu’on fait aux intérêts du roi en me retenant les bras croisés à Vienne. J’écris à M. de Sartines ; je supplie au moins qu’on fasse partir un courrier en diligence. Je renouvelle mes instances au sujet de Nuremberg. Point de réponse. On m’a laissé un mois entier prisonnier sans daigner me tranquilliser sur rien. Alors, ramassant toute ma philosophie et cédant à la fatalité d’une aussi fâcheuse étoile, je me livre enfin au soin de ma santé. Je me fais saigner, droguer, purger. On m’avait traité comme un homme suspect en m’arrêtant, comme un frénétique en m’ôtant rasoirs, couteaux, ciseaux, etc., comme un sot en me refusant des plumes et de l’encre, et c’est au milieu de tant de maux, d’inquiétudes et de contradictions, que j’ai attendu la lettre de M. de Sartines.

« En me la rendant le trente et unième jour de ma détention, on m’a dit : Vous êtes libre, monsieur, de rester ou de partir, selon votre désir ou votre santé. — Quand je devrais mourir en route, ai-je répondu, je ne resterai pas un quart d’heure à Vienne. On m’a présenté mille ducats de la part de l’impératrice. Je les ai refusés sans orgueil, mais avec fermeté. — Vous n’avez point d’autre argent pour partir, m’a-t-on dit, tous vos effets sont en France. — Je ferai donc mon billet de ce que je ne puis me dispenser d’emprunter pour mon voyage. — Monsieur, une impératrice ne prête point. — Et moi je n’accepte de bienfaits que de mon maître : il est assez grand seigneur pour me récompenser, si je l’ai bien servi ; mais je ne recevrai rien, je ne recevrai surtout point de l’argent d’une puissance étrangère chez qui j’ai été si odieusement traité. — Monsieur, l’impératrice trouvera que vous prenez de grandes libertés avec elle d’oser la refuser. — Monsieur, la seule liberté qu’on ne puisse empêcher de prendre à un homme très respectueux, mais aussi cruellement outragé, est celle de refuser des bienfaits. Au reste le roi mon maître décidera si j’ai tort ou non de tenir cette conduite, mais jusqu’à sa décision je ne puis ni ne veux en avoir d’autre.

« Le même soir, je pars de Vienne, et, venant jour et nuit sans me reposer, j’arrive à Paris le neuvième jour de mon voyage, espérant y trouver des éclaircissemens sur une aventure aussi incroyable que mon emprisonnement à Vienne. La seule chose que M. de Sartines m’ait dite à ce sujet est que l’impératrice m’a pris pour un aventurier ; mais je lui ai montré un ordre de la main de votre majesté, je suis entré dans des détails qui, selon moi, ne devaient laisser aucun doute sur mon compte. C’est d’après ces considérations que j’ose espérer, sire, que votre majesté voudra bien ne pas désapprouver le refus que je persiste à faire de l’argent de l’impératrice, et me permettre de le renvoyer à Vienne. J’aurais pu regarder comme une espèce de dédommagement flatteur de l’erreur où l’on était tombé à mon égard, ou un mot obligeant de l’impératrice, ou son portrait, ou telle autre chose honorable que