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on va le voir, a toujours cru très sincèrement que le dragon était une femme, et une femme amoureuse de lui, Beaumarchais ! Comment enfin et pourquoi ce problème de carnaval a-t-il pu devenir une sorte de question d’état, donner lieu à une foule de négociations, faire agir, parler, écrire, des rois et des ministres, faire voyager des courriers, et dépenser, comme toujours, beaucoup d’argent ? Ces diverses questions, qui prouvent à quel point Montaigne avait raison quand il disait en son langage : La plupart de nos vacations sont farcesques, — ces diverses questions sont loin d’être éclaircies.

La version la plus accréditée sur le chevalier d’Éon est celle-ci. Ayant, dans sa jeunesse, les apparences d’une femme, il aurait été envoyé une fois par Louis XV, sous un déguisement féminin, à la cour de Saint-Pétersbourg. Il se serait introduit auprès de l’impératrice Élisabeth en qualité de lectrice, et aurait contribué au rapprochement des deux cours. Il en serait résulté quelques doutes sur son sexe. Ces doutes, disparus au milieu d’une carrière toute virile, auraient été réveillés et propagés longtemps après par Louis XV lui-même, à la suite de l’éclat scandaleux occasionné par la querelle de d’Éon et du comte de Guerchy. Ne voulant point sévir contre un agent qu’il avait employé avec utilité dans sa diplomatie secrète, voulant, d’un autre côté, donner satisfaction à la famille de Guerchy, empêcher un duel entre le jeune fils de l’ambassadeur, qui avait juré de venger son père, et d’Éon, duelliste redouté, — voulant enfin arrêter toutes les conséquences de cette querelle, le roi aurait été conduit, par le souvenir des travestissemens de la jeunesse de d’Éon, à lui enjoindre de laisser s’accréditer le bruit qu’il était une femme. Louis XVI, adoptant la politique de son aïeul, l’aurait forcé de se déclarer femme et de prendre le costume féminin. « Depuis longtemps, dit Mme Campan, ce bizarre personnage sollicitait sa rentrée en France ; mais il fallait trouver un moyen d’épargner à la famille qu’il avait offensée l’espèce d’insulte qu’elle verrait dans son retour : on lui fit prendre le costume d’un sexe auquel on pardonne tout en France. »

Tel est le thème le plus généralement admis sur le chevalier d’Éon ; mais il paraît bien inconcevable. Comment s’expliquer en effet qu’un roi, pour arrêter les suites d’une querelle, ne trouve pas de moyen plus simple que de changer un des adversaires en femme, et qu’un officier de quarante-sept ans préfère renoncer à toute carrière virile et porter des jupes pendant tout le reste de sa vie plutôt que de s’engager tout simplement à refuser, par ordre du roi, une provocation, ou plutôt que de rester dans la disgrâce et l’exil en gardant sa liberté et son sexe ? Comment s’expliquer enfin, si le chevalier d’Éon n’est que la victime résignée des volontés de Louis XV, adoptées par Louis XVI, que lorsque ces deux rois sont morts, lorsque la monar-