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Nous ne nous proposons point ici d’exposer à notre tour un système sur le chevalier d’Éon : ce singulier personnage ne figure qu’accessoirement dans la vie de Beaumarchais, et il nous suffira de prendre la situation au moment où ce dernier entre en scène.

C’est en mai 1775. Le chevalier d’Éon est à Londres, disgracié et banni depuis sa querelle avec le comte de Guerchy, mais n’en continuant pas moins à toucher, même après la mort de Louis XV, la pension secrète de 12,000 francs que ce roi lui a accordée en 1766. Les doutes élevés sur son sexe paraissent dater de 1771. Les paris anglais sur cette question sont ouverts depuis cette époque, et d’Éon entretient par son silence l’incertitude des parieurs. Toutefois ce n’est pas la question de son sexe qui paraît à cette époque intéresser le gouvernement français : c’est une autre question. En sa qualité d’agent secret de Louis XV, d’Éon a eu pendant quelques années une correspondance mystérieuse avec le roi et les quelques personnes chargées de diriger la diplomatie occulte qu’il avait, on le sait, organisée à l’insu de ses ministres. D’Éon exagère de son mieux l’importance de ces papiers relatifs à la paix conclue entre la France et l’Angleterre en 1763. Il débite autour de lui que, s’ils étaient publiés, ils rallumeraient la guerre entre les deux nations, et que l’opposition anglaise lui a offert des sommes énormes pour les publier ; il est, dit-il, trop bon Français pour y consentir, mais cependant il a besoin d’argent, de beaucoup d’argent, parce qu’il a beaucoup de dettes, et si le gouvernement veut rentrer en possession de ses papiers, il faut qu’il paie les dettes du possesseur. Ce n’est pas d’ailleurs un cadeau que d’Éon réclame : le gouvernement français est son débiteur, il lui doit beaucoup plus d’argent que d’Éon n’en doit lui-même. En effet, le chevalier envoie en 1774, à M. de Vergennes, ministre des affaires étrangères, un compte d’apothicaire des plus amusans, duquel j’extrais seulement les articles suivans, qui donneront une idée de l’intrépidité romanesque avec laquelle ce dragon chargeait à fond sur le trésor public.


« En novembre 1757, écrit d’Éon, le roi actuel de Pologne, étant envoyé extraordinaire de la république en Russie, fit remettre à M. d’Éon, secrétaire

    la chose, n’emploie pour y arriver aucun de ces moyens qu’un monarque même constitutionnel trouverait facilement en un cas pareil ? Enfin, si cette hypothèse, qui nous semble complètement chimérique, peut servir à expliquer la persistance de d’Éon à garder ses vêtemens de femme jusqu’à sa mort, elle rend absolument inexplicable ce fait, que la reine n’ait rien tenté pour empêcher la découverte de la vérité après le décès du chevalier. Cette découverte, suivant M. Gaillardet aurait occasionné le troisième et dernier accès de folie du roi George III. Rien n’eût été cependant plus facile que d’éviter ce malheur, car d’Éon est mort dans un état voisin de l’indigence ; et puisqu’il était, dans l’hypothèse de M. Gaillardet, assez dévoué à la reine pour lui sacrifier sa vie pendant trente ans, elle eût pu certainement, avec très peu d’argent, le déterminer à aller mourir sur une terre lointaine, au lieu de rester exposé à Londres à l’examen des chirurgiens.