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point à son rôle de citoyen défenseur des droits de la nation. Dans son discours au parlement, non-seulement il ne concède rien à ses anciens adversaires, qui pour la plupart sont encore membres du grand conseil, mais il maintient toutes ses attaques contre les formes et les règles de la procédure. « Or ces formes et ces règles, comme le remarque très justement M. Saint-Marc-Girardin, n’appartenaient au parlement Maupeou que par occasion ; elles appartenaient aussi à l’ancien parlement. » Les coups que Beaumarchais avait portés au premier devaient rejaillir sur le second. En combattant le secret dans les procédures, en attaquant toutes ces méthodes d’instruction, confrontation et récolemens, qui éternisaient et embrouillaient les affaires, ces référés multipliés, ces audiences qui mettaient le plaideur à la discrétion d’un rapporteur, ces secrétaires que chaque plaideur devait payer largement, ces jugemens non motivés par lesquels un tribunal décidait à huis clos de l’honneur, de la fortune ou de la vie d’un citoyen, sans autre explication que cette formule : Pour les cas résultant du procès ; — en combattant tous ces abus divers, en faisant entrer dans l’esprit des masses le besoin d’une réforme judiciaire, Beaumarchais, après avoir aidé à détruire le parlement Maupeou aux applaudissemens de l’ancien parlement, contribuait, sans s’en douter lui-même, à préparer également la ruine du parlement qui l’avait applaudi. Lorsqu’on vit en effet ces fiers légistes, remontés sur leurs sièges, continuer les anciens erremens, lorsqu’on les vit, après une opposition systématique aussi ardente contre le bien que contre le mal, demander la convocation des états-généraux, mais s’attacher à annuler d’avance leur action en la renfermant dans les vieilles formes, de manière à se ménager pour eux-mêmes une sorte de dictature, la même impopularité qui avait renversé les magistrats de Maupeou les renversa à leur tour. Après avoir fait reculer les rois, ils furent mandés à la barre de la constituante, et là il leur fut signifié que, suivant la parole de Beaumarchais, la nation était juge des juges. Quelques jours après, un simple décret décidait que les parlemens avaient cessé d’exister. C’est ainsi que, dans sa lutte contre Goëzman, Beaumarchais avait été un instrument involontaire, mais puissant de la révolution ; il l’était de même lorsque, heureux et fier de la victoire qui lui rendait enfin ses droits de citoyen, il se lançait à corps perdu dans sa grande opération d’Amérique. Avant de l’y suivre, il ne faut pas oublier qu’il a toujours mené de front plusieurs entreprises, et qu’au moment où il préparait ses quarante vaisseaux, il faisait jouer le Barbier de Séville.


Louis de Loménie.