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où le tigre guette encore sa proie, où le paon s’envolait devant nous, laissant traîner dans l’air sa longue queue pareille à un météore. Ce qui ne peut manquer d’étonner le voyageur qui parcourt l’intérieur de Java, c’est le passage subit des campagnes les mieux cultivées aux sites les plus pittoresques et les plus sauvages. À quelques pas des jardins de café, la cascade de Djamboudissa bondit de près de trois cents pieds de hauteur, et développe »jusqu’au fond du gouffre sa nappe d’eau intarissable. Vous sortez à peine d’une gorge inculte ou d’une forêt vierge que vous retrouvez les œuvres de la civilisation. Ici c’est une source d’eau minérale qui remplit une piscine profonde ; là-bas une roue gigantesque dépouille les baies de café de leur enveloppe. Des femmes et des enfans descendent pieds nus de la montagne. Comme dans nos campagnes aux jours de la vendange, leur dos est chargé d’une hotte de rotin ou d’osier. Des flots de baies rouges coulent aux pieds du collecteur. Des écrivains enregistrent le nombre de picols que chaque moissonneuse apporte. D’autres employés sont occupés à compter les duits, infime monnaie de cuivre, auxquels chaque travailleur a droit pour son salaire. La roue cependant tourne sans cesse ; ses dents de cuivre arrachent la pulpe charnue qu’une eau courante sépare instantanément de la fève. Le café perd ainsi peut-être une partie de la saveur qu’il empruntait autrefois à l’enveloppe dont il absorbait lentement l’arôme ; mais il séduira l’acheteur par la teinte bleuâtre que lui donneront les rayons du soleil.

On a voulu frapper d’un même anathème Java et Surinam, les Indes néerlandaises et les colonies à esclaves : c’est confondre, un peu légèrement peut-être, l’esclavage individuel et la servitude politique. Les habitans de Java sont plus libres que ne l’était la majeure partie des cultivateurs européens au moyen âge, car ils ne sont pas attachés à la glèbe. Vous ne rencontrerez point, il est vrai, de rêveurs dans cette Icarie. Chacun ici doit accomplir sa tâche : les effrayans travaux de ces routes merveilleuses pour lesquelles on a dû combler des vallées, creuser des tranchées profondes, jeter des milliers de ponts qu’il a fallu créer et qu’il faut maintenant entretenir, ce sont les distractions des bons Javanais. Ce que la culture du café et la culture des rizières leur laissent de loisir, l’entretien des voies de communication l’absorbe. La domination étrangère leur vend à ce prix les bénédictions de la paix et le bienfait d’une exacte et régulière justice. Le joug est lourd, je n’en disconviens pas, il est temps qu’on songe à l’alléger ; mais mieux vaudrait encore l’appesantir que livrer cette belle île de Java aux hasards d’une émancipation prématurée. On ne peut se permettre, qu’on y songe, la plus courte trêve avec la nature des tropiques. C’est un géant aux cent bras : si chaque jour on ne la châtie ou on ne la réprime, elle a bientôt étouffé l’œuvre éphémère