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depuis quelques instans, il avait ressenti des symptômes avant-coureurs d’une de ces sortes de crises ; cela lui était facile à remarquer par la brusque séparation qui s’établissait alors entre l’homme et l’artiste. Ainsi, en admirant ce coin de paysage baigné dans une ombre transparente, il ne lui était pas venu à l’idée de chercher dans cet effet un point de rapport avec tel ou tel tableau, telle ou telle école ; il s’était livré au charme de l’heure et du lieu. À cette première disposition sentimentale vint se mêler ensuite un long enivrement, causé par ces pénétrantes odeurs qui se dégagent du foin nouvellement fauché, et, selon les natures, provoquent des irritations soudaines, ou causent un état de langueur qui, sans que l’on sache pourquoi, amène les larmes aux yeux. Cet enivrement, Lazare commença à en sentir les effets. Comme il était déjà trop tard pour qu’il pût s’y soustraire, il s’en allait malgré lui sur la pente d’une rêverie douce, pleine de tableaux confus, peuplée d’apparitions rapides, — vieux souvenirs, jeunes espérances ; — mais dans tous ces tableaux, dans toutes ces apparitions qui se succédaient, un tableau se reproduisait obstinément, une figure reparaissait sans cesse. Lazare se voyait dans son atelier, auprès de son chevalet ; par sa fenêtre ouverte, il apercevait ce paysage des bords du Loing, tel qu’on le voyait des fenêtres du père Protat. Dans cette même prairie où il faisait ce rêve, il voyait Adeline comme il pouvait la voir en réalité dans ce même instant, assise auprès de cette meule ; elle lui faisait signe de loin, et lui montrait un petit enfant qui se roulait dans le foin en poussant des cris joyeux.

— C’est extraordinaire ! s’écria Lazare en se levant tout à coup ; mais il ne m’en arrive jamais d’autres avec ces diables de meules. Je ne peux pas respirer deux minutes une poignée de ces herbes sans que cela me donne sur les nerfs.

Comme il faisait cette remarque, il aperçut Adeline qui s’avançait d’un autre côté au bras de Cécile. — Parbleu ! pensa Lazare, Zéphyr a décidément bon goût. Adeline est gentille au soleil, charmante à la lampe, mais elle est ravissante au clair de lune.

La fille du sabotier, pressée par son amie et prise d’un soudain besoin d’épanchement, venait de lui faire ses confidences à propos de Lazare. En écoutant ce récit, Cécile s’était intéressée à cet amour et semblait s’étonner que Lazare, qui avait dû s’en apercevoir, s’y montrât aussi indifférent. — Après cela, pensait-elle intérieurement, c’est un honnête homme, et ne voulant pas d’Adeline pour femme, il ne veut pas, heureusement pour elle, y songer autrement.

— Et ton père sait ton inclination ! avait repris Cécile ; mais alors c’est très imprudent à lui de conserver ce pensionnaire, il aurait dû trouver un prétexte pour l’éloigner.