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le duc de Richelieu et quelques autres personnes d’un rang moins élevé. La décadence des gouvernemens est toujours marquée par des procès de ce genre ; ils abondent en France dans les années qui précédent la révolution de 89. Dans celui-ci, il ne s’agissait de rien moins que de 240,000 francs de billets faux que le duc de Richelieu accusait Mme  de Saint-Vincent d’avoir fabriqués et négociés sous son nom, tandis que la dame, depuis longtemps séparée de son mari et ayant entretenu avec le duc de Richelieu des relations coupables, l’accusait à son tour de l’avoir trompée, de lui avoir donné lui-même ces billets, sachant bien qu’ils étaient faux. Le maréchal de France impliqué dans une semblable affaire avait alors soixante-dix-huit ans[1]. — Mme  de Saint-Vincent était prisonnière à la Conciergerie, lorsqu’elle apprit par son avocat que Beaumarchais rendait des visites au duc de Richelieu ; ces visites étaient alors motivées par le débat avec les comédiens dont nous avons déjà rendu compte. Mme  de Saint-Vincent se persuada que Beaumarchais, pour être agréable au duc, allait écrire en son nom un mémoire contre elle, et, afin de conjurer ce danger imaginaire, elle lui adresse de la Conciergerie une lettre où l’on retrouvera quelque chose de l’esprit de son illustre aïeule. Quel crève-cœur pour Mme  de Sévigné, la plus aimable, la plus gaie, mais la plus honnête des femmes, si, revenant au monde, elle eût pu voir une de ses descendantes à la Conciergerie, affreusement compromise de toutes les manières, écrire à Beaumarchais, d’un ton leste que son horrible situation rend inconvenant, la lettre suivante !


« Je vous vois d’ici tailler votre plume, cette plume charmante qui n’aurait dû être employée que pour louer les grâces et faire admirer les muses ; cependant, monsieur, vous allez vous en servir contre moi, et, quand vous sortirez de cette carrière, sous quel laurier comptez-vous vous reposer ? dans quel Jourdain purifierez-vous cette plume souillée du sang innocent ? Tous les cordons bleus, tous les maréchaux de France ne vous justifieront pas ; je n’ai qu’une espérance, c’est que le Saint-Esprit, qui souffle où il veut, ne voudra pas vous inspirer la moindre pensée, ni la moindre petite phrase ; vous serez obligé d’avoir recours au diable, et, dans ce cas-là, vous vous ressou-

  1. Lorsque mourut ce vieux libertin, qui était membre de l’Académie française, et que Voltaire appelait mon héros, un grave historien, Gaillard, alors président de l’Académie, répondant au nom de ce corps au duc d’Harcourt, qui succédait au duc de Richelieu, faisait l’éloge de ce dernier en des termes qui paraissent incroyables, quand on les lit dans la correspondance de Grimm, et qui peignent toute une époque. Après avoir qualifié le défunt d’Alcibiade français et l’avoir comparé à un demi-dieu dont la foi partout offerte est reçue en cent lieux, le docte et galant président de l’Académie continuait ainsi son parallèle mythologique : « Les Hélène, les Péribée, les Ariadne, tant d’autres dont les noms lui sont même échappés, éblouies de sa gloire, alarmées de ses grâces, briguant sa conquête, déplorent son inconstance ; toutes le préfèrent, toutes sont préférées. » C’est ainsi qu’on louait un académicien en l’an de grâce 1789, à la veille de la révolution.