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Ils se flattaient pourtant que leur art ténébreux,
Qui d’un vil sénateur en des temps malheureux
Avait fait incliner la vénale balance,
De nos vrais magistrats surprendrait la prudence.


Ce chef-d’œuvre, composé d’une centaine de vers, avait été inséré dans un journal français, le Courrier de l’Europe, qui se publiait à Londres, et qui avait altéré le texte en mettant à la place de ces mots : Qui d’un vil sénateur, etc., ceux-ci : Qui d’un sénat profane, etc., de telle sorte que l’allusion au juge Goëzman, qui avait le plus contribué à faire perdre à Beaumarchais son premier procès contre le comte de La Blache, se trouvait transformée en une allusion au parlement Maupeou tout entier. Or ce corps judiciaire, on l’a déjà dit ailleurs, en cessant d’exister comme parlement, avait vu la plupart de ses membres rentrer dans le grand conseil ou conseil d’état, d’où Maupeou les avait tirés. Le grand conseil était donc de fait, sinon de droit, identifié au parlement Maupeou ; il avait subi sans mot dire les attaques de Beaumarchais, n’osant pas se faire une querelle avec un aussi rude jouteur, qui avait, d’ailleurs contre lui de justes griefs ; mais en apprenant que l’inoffensif Gudin s’était permis de qualifier le défunt parlement Maupeou de sénat profane, il saisit l’occasion de faire un exemple et de fustiger Beaumarchais sur le dos de son ami. Celui-ci était absent, parti pour La Rochelle, où il expédiait de nouveaux bâtimens aux États-Unis, lorsqu’un décret de prise de corps, rendu sans aucune information préalable, vient tout à coup surprendre le pacifique Gudin, mais laissons-le raconter lui-même son aventure, dans laquelle nous allons bientôt retrouver Beaumarchais :


« Je ne songeais point à mal, dit Gudin, et je me croyais parfaitement en sûreté, lorsqu’un jour, étant chez moi, entre ma mère et ma nièce, je reçois un petit billet de Mme  Denis, nièce de feu M. de Voltaire. Elle m’aimait beaucoup à cause de l’extrême attachement que j’avais toujours eu pour son oncle : « vous venez d’être décrété, me mandait-elle, de prise de corps par le grand conseil ; vous allez être arrêté, et c’est pour des vers imprimés dans le Courrier de l’Europe. Vous n’avez pas un instant à perdre. »

« Je n’en perdis pas. J’avais lu ce billet tout bas, et, quittant la table sans rien dire, je passai dans mon cabinet, m’habillai à la hâte et me réfugiai chez Beaumarchais. Je lus ce billet à Mme  de Beaumarchais. J’envoyai chercher mon ami M. T*** et M. Genée de Brochat, homme de loi très expérimenté. Nous tînmes conseil. Mon premier soin fut de charger mon ami d’aller prévenir ma mère de l’étrange visite qu’elle allait recevoir des gens du grand conseil, de lui en dire la raison, de la prier de ne pas s’alarmer, et de répondre qu’elle ignorait où j’étais, qu’il était possible que je fusse avec Beaumarchais à cent lieues de Paris.

« Genée de Brochot me conseilla de ne pas me laisser prendre. « Ces messieurs du grand conseil, haïssant cordialement Beaumarchais, pourraient