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que je ne suis pas indigne de sa tendresse. Il doit dans le fond me rendre justice. Il m’oppose à mon bonheur que ma fortune, qui n’est pas assez considérable pour arranger ses affaires, qui ne sont pas trop en ordre. Il n’a aucune aversion pour moi. Je n’ai rien qui puisse en inspirer. Le seul crime dont je sois coupable envers lui est de le trop aimer. Ne m’abandonnez pas, monsieur ; je remets ma destinée entre vos mains ! Daignez prononcer mon arrêt, daignez me rendre à la vie. Vous seul pouvez me faire chérir une existence que mes douleurs me font détester. Si vous me faites la grâce de me répondre, vous aurez la bonté d’adresser votre lettre à M. V…, rue du Grand-Horloge, à Aix, et sur mon adresse, simplement : À Mlle Ninon. Vous voudrez bien me pardonner, monsieur, si je vous tais encore mon nom. Ne l’attribuez pas, je vous en conjure, à mon peu de confiance. Votre probité m’est connue. Je sais, oui, je sais qu’avec vous je n’ai rien à craindre ; mais une crainte, une certaine crainte que je ne puis vaincre, que je ne saurais définir, me retient encore. Vous avez des relations dans Aix ; j’y suis très connue. Dans les petites villes, on sait tout ; vous savez combien on y est méchant. Je vous en prie, que personne ne soit admis dans la confidence que j’ai pris la liberté de vous faire.

« Ne sachant pas votre adresse, je l’ai fait demander à M. Mathieu[1], qui, sur ce que je gardais l’incognito, faisait quelque difficulté de me la donner. Il pourrait vous l’écrire, vous le connaissez beaucoup… Je croirais vous offenser si j’achevais. Non, non, je ne dois rien appréhender de vous.

« Monsieur, j’ai l’honneur d’être, avec les sentimens de la plus parfaite considération, voire très humble et très obéissante servante,

« Ninon. »


Qu’on imagine une pareille lettre tombant tout à coup de deux cents lieues chez un homme de quarante-six ans, chez l’homme le plus occupé de France et de Navarre, chez un homme qui a besoin de conférer chaque matin avec les ministres, qui a quarante navires sur les mers, qui plaide contre les comédiens, qui prépare une brochure contre le gouvernement anglais, qui s’occupe de fonder la caisse d’escompte et la pompe à feu de Chaillot, qui songe à une édition de Voltaire, qui mène à la fois une douzaine d’entreprises : — à coup sûr cet homme va jeter au panier les doléances d’une jeune fille inconnue. Point du tout : Beaumarchais trouve du temps pour toute chose. Voici sa réponse à Mlle Ninon :


« Paris, ce 19 décembre 1778.

« Si vous êtes, jeune inconnue, l’auteur de la lettre que je reçois de vous, il en faut conclure que vous avez autant d’esprit que de sensibilité ; mais votre état et votre douleur sont aussi bien peints dans cette lettre que le service que vous attendez de moi l’est peu. Votre cœur vous trompe, lorsqu’il vous conseille un éclat comme celui que vous osez entreprendre, et quoique votre malheur puisse intéresser secrètement tous les gens sensibles, son espèce n’est pas de celles dont on peut venir solliciter le remède au pied du trône. Ainsi,

  1. C’était le procureur de Beaumarchais dans son procès d’Aix.