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abusent et se rient sans cesse de la faiblesse et de la crédulité d’un sexe dont ils sont adorés, malgré le cruel acharnement avec lequel ils le persécutent. Ils ne rougissent plus de rien, ils ne rougiront pas d’employer tous les moyens pour séduire une fille vertueuse qu’ils devraient respecter. Ils l’arrachent à la vertu, qu’avant de les connaître elle chérissait et révérait. Et quel est le prix d’un si douloureux sacrifice ? Le dédain dont ils nous accablent, voilà tout ce que nous devons espérer ; n’attendons rien de plus. L’honneur, qu’est-ce que cela pour eux ? une vaine chimère. L’honneur, le beau mot ! Il sonne bien à l’oreille ; mais qu’il remplit peu les cœurs ! Il n’est plus d’honneur, il n’en est plus. Qu’est devenu ce temps heureux où une fille pouvait même de son amant se faire un rempart, où il daignait être le soutien de sa vertu ? Nous étions respectées, nous ne le sommes plus. Nous n’avons plus d’amans, il ne nous reste que d’indignes suborneurs.

« Ah ! c’est le libertinage qui nous a fermé tous les cœurs ! Ils ont commencé par être libertins ; qu’il y a à craindre qu’ils finissent par être scélérats ! Ce fut ainsi que la décadence de Rome commença, et qui la causa ? Le luxe ; oui, voilà la source de tous les vices, voilà d’où naissent tant de désordres, voilà tout ce qui corrompt tant de cœurs faits pour être honnêtes, voilà enfin, monsieur, les raisons qui avaient pu m’induire à entreprendre une démarche que je n’eusse point exécutée sans le secours d’autrui. À présent, condamnez-moi, je n’en serai pas moins soumise à tout ce que vous déciderez. »


Soit que les dissertations un peu verbeuses de ce petit philosophe en jupon aient donné à Beaumarchais l’idée qu’il serait trop difficile de rendre sage une cervelle aussi exaltée, soit que les travaux qui l’écrasaient de tous côtés l’aient empêché de suivre cette étrange correspondance, toujours est-il qu’il ne répond plus aux longues lettres de Mlle Ninon. Celle-ci lui adresse les reproches les plus douloureux ; mais comment faire ? La guerre vient d’éclater entre la France et l’Angleterre. Beaumarchais, qui a concouru pour sa part à amener ce résultat, est engagé en plein dans le conflit ; il rédige des mémoires et arme des vaisseaux ; où trouver le temps de répondre aux confidences de Mlle Ninon ? Cependant il paraît que ces lettres l’avaient intéressé, car il les a classées lui-même dans un dossier, sur lequel il a écrit de sa main : Lettres de Ninon ou affaire de ma jeune cliente inconnue de moi.

Mlle Ninon, qui avait dix-sept ans en 1778, existe peut-être encore aujourd’hui ; elle a quatre-vingt-douze ans : elle vient se ranimer un peu au soleil sur le Cours à Vix, courbée en deux et appuyée sur un bâton ; elle ne se souvient plus seulement qu’elle a aimé autrefois d’une passion folle un jeune Lovelace, receveur du grenier à sel, ou, si elle s’en souvient, elle dit ce que disait un jour Benjamin Constant à l’entrée de la vieillesse : « Que me sert-il de vivre ? Qu’est-ce que la vie quand on ne peut plus être aimé ! »