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odieuse. On y sent le noble désir d’effacer cette honte, qui fut effacée par la guerre d’Amérique. « Vous connaissez, écrit le ministre à son ambassadeur en juillet 1775, la délicatesse jalouse de cet objet si humiliant pour la France, et l’abus que les ministres anglais n’en ont que trop souvent fait pour nous mortifier. » Le ton de la diplomatie anglaise était en effet celui des victorieux, il était aigre, facilement arrogant, et empreint du caractère haineux de la politique de lord Chatam.

Il était impossible que, dans une telle situation, la France et son gouvernement ne vissent pas avec un certain intérêt la querelle depuis longtemps engagée entre les colonies d’Amérique et l’Angleterre sur une question de taxes s’envenimer et prendre une physionomie de plus en plus grave. Les mesures de rigueur adoptées en 1774 par le ministère anglais contre la ville de Boston firent passer l’Amérique de l’état d’opposition à l’état de lutte ; mais il était bien peu probable encore que le mouvement ne serait pas comprimé et que des milices inexpérimentées et sans armes tiendraient tête aux troupes anglaises. Si l’opposition en Angleterre se servait de cette rébellion et l’amplifiait pour attaquer le ministère de lord North, elle-même ne croyait pas encore à un danger sérieux. Quant au parti ministériel, il n’y voyait qu’une mutinerie insignifiante. Le gouvernement français pensa donc d’abord, comme tout le monde, que la querelle finirait par une répression prompte suivie de quelques concessions.

Cependant il lui importait d’être bien renseigné sur les événemens, leur marche, leur influence, et il ne pouvait l’être qu’à Londres. L’ambassadeur de France en Angleterre était alors le comte de Guines, homme d’esprit et de plaisir, mais d’une capacité très ordinaire, dont les renseignemens, puisés auprès des ministres anglais et acceptés sans contrôle, n’inspiraient qu’une médiocre confiance. De là la nécessité pour le gouvernement français de recourir à toutes les sources d’informations et d’envoyer à Londres divers agens. Beaumarchais, comme c’était assez son habitude, se mit en avant. On avait été content de l’habileté avec laquelle il avait traité l’affaire des papiers de d’Éon, qui traînait depuis plusieurs années. Cette affaire, n’étant pas encore complètement terminée, fournissait un prétexte naturel pour le renvoyer à Londres, où il avait cet avantage d’être lié à la fois avec les partis les plus opposés. On se souvient que, dix ans auparavant, dans son voyage en Espagne, il avait été le favori de lord Rochford, alors ambassadeur à Madrid et grand amateur de musique, avec lequel il chantait des duos ; il avait toujours cultivé avec soin cette liaison. Or en 1775 lord Rochford était précisément ministre des affaires étrangères dans le cabinet dirigé par lord North, et lord Rochford n’était pas un modèle de discrétion, à en juger par ces lignes que j’extrais