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rompre en visière ouvertement au parti de la cour dans les premières séances du parlement. On croit que ces séances ne se passeront pas sans qu’il y ait sept ou huit membres de l’opposition envoyés à la Tour de Londres, et c’est là l’instant attendu pour sonner le tocsin. Le lord Rochford, mon ami depuis quinze ans, causant avec moi, m’a dit en soupirant ces mots : J’ai grand’peur, monsieur, que l’hiver ne se passe point sans qu’il y ait quelques têtes à bas, soit dans le parti du roi, soit dans l’opposition. D’un autre côté, le lord-maire Wilkes, dans un mouvement de joie et de liberté à la fin d’un dîner splendide, me dit publiquement ceux-ci : « Depuis longtemps le roi d’Angleterre me fait l’honneur de me haïr, de ma part je lui ai toujours rendu la justice de le mépriser, le temps est venu de décider lequel a le mieux jugé l’autre, et de quel côté le vent fera choir des têtes[1]. »

« Le lord North, que tout ceci menace, donnerait aujourd’hui de grand cœur sa démission, s’il pouvait le faire avec honneur et sûreté.

« … Le moindre échec que recevra l’année royale en Amérique, augmentant l’audace du peuple et de l’opposition, peut décider l’affaire à Londres au moment qu’on s’y attendra le moins, et si le roi se voit forcé de plier, je le dis en frémissant, je ne crois pas sa couronne plus assurée sur sa tête que la tête de ses ministres sur leurs épaules. Ce malheureux peuple anglais, avec sa frénétique liberté, peut inspirer une véritable compassion à l’homme qui réfléchit. Jamais il n’a goûté la douceur de vivre paisiblement sous un roi bon et vertueux. Ils nous méprisent et nous traitent d’esclaves, parce que nous obéissons volontairement ; mais si le règne d’un prince ou faible ou méchant a fait quelquefois un mal momentané à la France, jamais cette rage licencieuse que les Anglais appellent liberté n’a laissé un instant de bonheur et de vrai repos à ce peuple indomptable. Rois et sujets, tous y sont également malheureux[2]. Aujourd’hui, pour augmenter encore le trouble, il s’est ouvert une souscription secrète à Londres, chez deux des plus riches marchands particuliers de cette capitale, où tous les mécontens envoient de l’or pour faire passer aux Américains, ou payer les secours que les Hollandais leur fournissent. Ils font plus, ils ont des liaisons secrètes en Portugal, jusque dans le conseil du roi, qu’ils paient fort cher, pour tâcher d’empêcher que les Portugais n’entrent en accommodement avec les Espagnols[3]. Ils ont l’espoir que cette guerre attirera bientôt les Anglais et les Français dans la querelle de leurs alliés, et que ce nouvel incident détruira plus sûrement encore le ministère actuel, ce qui est l’objet constant de tous les opposans.

« Résumé. — L’Amérique échappe aux Anglais en dépit de leurs efforts ; la guerre est plus vivement allumée dans Londres qu’à Boston. La fin de cette crise amènera la guerre avec les Français, si l’opposition triomphe, soit que

  1. Ce propos de Wilkes est d’autant plus insolent qu’il émane d’un homme qui manquait à la fois de moralité privée et de moralité politique.
  2. Voilà des opinions politiques qu’on n’est pas accoutumé à attribuer à l’auteur du Mariage de Figaro. À la vérité, Beaumarchais écrivait ceci à un roi dont il était l’agent ; mais en général l’examen de ces papiers prouve que dans l’application ses idées politiques se ressentaient peu de l’effervescence de son esprit.
  3. Il y avait à cette époque un démêlé entre le Portugal et l’Espagne sur une question de limites.