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ADELINE PROTAT.

action charitable, on l’avait presque raillé ; un plaisant avait même dit, en faisant allusion au vilain museau de l’orphelin, que Protat l’avait sans doute recueilli pour aller le montrer dans les foires, comme un animal curieux. Aussi le brutal système d’éducation employé par le sabotier avec son apprenti n’avait-il jamais encouru le blâme ; on trouvait tout naturel qu’il le battit pour le faire travailler ; mais, dans les circonstances actuelles, une réaction s’opérait en faveur de l’apprenti, que son suicide rendait intéressant. Ceux qui s’étaient érigés en juges instructeurs de l’accident tombèrent d’accord que les mauvais traitemens qu’il endurait dans cette maison avaient poussé Zéphyr au désespoir, et pour appuyer cette opinion, mille révélations mensongères vinrent l’une après l’autre transformer en persécution préméditée, en tortures de tous les jours et de toutes les heures, l’existence de ce pauvre infortuné. L’un assurait que l’apprenti couchait dans une cave, sur de la paille, qu’on ne lui changeait que tous les ans. Un autre disait qu’on ne lui donnait pas à manger tous les jours, et que sa nourriture était tellement immonde, que le cochon du père Protat n’en aurait pas voulu. Un troisième affirmait avoir entendu le sabotier menacer son apprenti de le tuer ; c’était le même que Protat avait failli étrangler quinze ans auparavant, pour avoir dit qu’il n’aimait pas sa fille. Tous ces mensonges étaient d’autant plus dangereux, qu’ils étaient présentés avec une habileté perfide ; la malveillance évoquait des faits dont quelques-uns, exagérés avec art, avaient cependant en eux-mêmes un principe d’exactitude.

Au milieu de la soirée, l’enquête villageoise avait idéalisé Zéphyr en victime. On le comparait à Gaspard Hauser, dont l’image et la complainte étaient collées sur l’un des murs de la Maison-Blanche. Quant à Protat, la qualification de bourreau d’enfans, qu’il avait redoutée, ne lui fut point ménagée. Une version encore plus malveillante que toutes celles qui avaient circulé jusque-là fut introduite dans le groupe irrité par un jeune homme qui venait d’achever une partie de billard et vint se mêler aux buveurs. C’était un clerc du notaire de Montigny, que son patron avait renvoyé tout récemment. Ce garçon, espèce de beau-fils campagnard, était le point de mire de toutes les coquetteries villageoises. Il avait remarqué Adeline à l’église, où il allait le dimanche exprès pour elle, aux fêtes de village des environs, où le sabotier conduisait sa fille, et il avait essayé assez grossièrement de faire comprendre à celle-ci qu’il la remarquait. Adeline n’avait pas compris, ou n’avait pas voulu comprendre. Cependant le clerc, qui s’appelait M. Julien, — on disait « le beau M. Julien » dans tout le pays, — ne s’était point désespéré. Adeline était dans le village la seule fille qui eût l’air d’une demoiselle ; il était, lui, le seul