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Dans la Julie de la Nouvelle Héloïse, la poupée du temps, c’est-à-dire la femme telle que Jean-Jacques Rousseau l’a imaginée et représentée, est morte ; la femme naturelle et vraie vit encore et nous charme.

Rousseau, dans la Nouvelle Héloïse, a la prétention de peindre la femme, et son siècle a semblé croire qu’il y avait réussi. J’ose dire cependant que, de toutes les choses humaines que Rousseau ignore, la femme est ce qu’il ignore le plus. Entendons-nous : il y a au sein des familles heureuses un être pur et charmant qui semble y attirer par sa pureté les bénédictions du ciel, et par son charme les hommages du monde ; ce sont nos filles, ce sont nos sœurs, aimées à la fois et dirigées, respectées et averties, à qui la tradition du foyer domestique enseigne par la bouche d’une mère les vertus qui embellissent les plus belles et les grâces qui siéent aux plus sages. L’innocence de la vierge, la pudeur de l’épouse, la gravité de la mère, voilà les trois phases par lesquelles la femme passe de la vie de la terre à la vie du ciel, s’élevant toujours à mesure qu’elle accomplit ces devoirs domestiques, qui sont sa force et son honneur, et qui font qu’elle est le cœur, sinon la tête de sa famille. Tel est l’idéal de la femme dans la famille : non pas que je veuille dire que cet idéal se rencontre dans toutes les familles ; mais il y en a des traits partout répandus ça et là, et quand nous voulons nous représenter la femme sous sa forme la plus gracieuse et la plus pure, c’est cette image charmante que nous évoquons d’autant plus aisément que les traits en sont près de nous.

La femme ne s’est jamais représentée à Rousseau sous cette forme à la fois familière et noble. Il connaît la femme amoureuse et passionnée, qui veut régler ses passions philosophiquement ; il connaît Mme de Warens, triste idéal ; mais il ignore ce que c’est que la jeune fille élevée par sa mère, la femme qui aime et honore son époux, la mère qui élève ses enfans, celle enfin à qui Dieu, par une bénédiction particulière, a donné des devoirs qui sont en même temps des affections, tempérant ainsi ce que le devoir a de sévère par ce que l’affection a de doux, et soutenant ce que l’affection a de vif, et par conséquent de mobile, par ce que le devoir a de ferme et d’immuable. Voyez toutes les femmes que Rousseau a mises dans ses romans, Julie, Claire, Sophie ; elles manquent de pureté, même quand elles sont vertueuses ou quand elles le redeviennent : et comme elles manquent de cette douce pureté qui n’appartient qu’aux filles élevées par leurs mères, et non par les livres, elles manquent en même temps de délicatesse et même d’élégance. Elles ne sont pas de bonne compagnie, si j’ose le dire, parce qu’elles ne sont pas de bonne famille. Il y a quelque chose de grossier et de hardi dans leurs sentimens, qui se