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Et poussera sans doute en dépit de ma foi
Quelque soupir indigne et de vous et de moi.
Je ne le verrai point…

Cette ressemblance entre Julie et Pauline, qui laisse à la Pauline de Corneille sa supériorité morale, fait l’intérêt de la seconde partie du roman de Rousseau. C’est là que commence cette lutte qui est le fond éternel du drame et du roman, la lutte de la passion contre le devoir. Julie en effet a beau faire, elle ne peut pas s’y tromper : ces attendrissemens involontaires, ce plaisir même de penser à Saint-Preux, plus doux que celui de le voir, tout cela est la passion. M. de Volmar, il est vrai, toujours empressé à rassurer sa femme et à se rassurer lui-même, explique par des raisonnemens ingénieux ce qu’il voit encore d’amour dans le cœur de Saint-Preux et de Julie. Il y a surtout une distinction qui lui ôte toute inquiétude : Saint-Preux et Julie s’aiment encore, il est vrai, mais c’est dans le passé, ce n’est pas dans le présent. « Ce n’est pas de Julie de Volmar que Saint-Preux est amoureux, c’est de Julie d’Étanges. Il ne me hait point comme le possesseur de la personne qu’il aime, mais comme le ravisseur de la personne qu’il a aimée. La femme d’un autre n’est point sa maîtresse ; la mère de deux enfans n’est plus son ancienne écolière ; il est vrai qu’elle lui ressemble beaucoup et qu’elle lui en rappelle souvent le souvenir ; il l’aime dans le passé : voilà le vrai mot de l’énigme. Otez-lui la mémoire, il n’a plus d’amour[1]. » Le pauvre sage ! comme le voilà tranquille, grâce à cette distinction entre le passé et le présent ! Il a même soin de s’absenter, afin de laisser seuls Saint-Preux et Julie, et qu’ils s’éprouvent et s’affermissent par l’épreuve. Alors, se laissant aller à la sécurité que leur donne cet habile directeur, les deux anciens amans vont se promener sur le lac de Genève et abordent aux rochers de la Meillerie. C’était à Meillerie que Saint-Preux autrefois, pendant ses amours avec Julie, s’était retiré pour apaiser les soupçons du père de Julie ; c’était ce lieu plein de souvenirs chéris qu’il voulait revoir avec elle. Ils arrivent à ces rochers qui autrefois s’avançaient au-dessus du lac et qui faisaient une sorte de terrasse solitaire, ayant d’un côté les Alpes et leurs cimes inaccessibles, de l’autre les eaux du lac, partout le désert et l’abîme. « Il semblait, dit Saint-Preux, que ce lieu désert dût être l’asile de deux amans échappés seuls au bouleversement de la nature. » Ces rochers de Meillerie, qui étaient devenus une sorte de pèlerinage pour les dévots de Rousseau, ont été impitoyablement brisés par les ingénieurs, pour ouvrir la route du Simplon, qui, en cet endroit, passe aux bords du lac de Genève.

  1. Quatrième partie, lettre XIVe.