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Voilà de ces aventures propres à notre siècle. Voyons pourtant cette scène des rochers de Meillerie ; c’est, avec la mort de Julie, la plus belle scène du roman, celle où la passion est vraie et touchante, celle enfin où le sens moral du roman, jusque-là incertain, commence à se montrer, en dépit même des raisonnemens des personnages.

« Quand nous eûmes atteint ce réduit et que je l’eus quelque temps contemplé : — Quoi ! dis-je à Julie en la regardant avec un œil humide, votre cœur ne vous dit-il rien ici, et ne sentez-vous point quelque émotion secrète à l’aspect d’un lieu si plein de vous ? Alors, sans attendre sa réponse, je la conduisis vers le rocher et lui montrai son chiffre gravé en mille endroits, et plusieurs vers de Pétrarque et du Tasse relatifs à la situation où j’étais en les traçant. En les revoyant moi-même après si longtemps, j’éprouvai combien la puissance des objets peut ranimer puissamment les sentimens violens dont on fut agité près d’eux. Je lui dis avec un peu de véhémence : Ô Julie ! éternel charme de mon cœur, voici les lieux où soupira jadis pour toi le plus fidèle amant du monde ; voici le séjour où ta chère image faisait son bonheur et préparait celui qu’il reçut enfin de toi-même… Voici la pierre où je m’asseyais pour contempler de loin ton heureuse demeure. Sur celle-ci fut écrite la lettre qui toucha ton cœur. Ces cailloux tranchans me servaient de burin pour tracer ton chiffre. Ici je passai le torrent glacé pour reprendre une de tes lettres qu’emportait un tourbillon ; là je vins relire et baiser mille fois la dernière que tu m’écrivis. Voilà le bord où d’un œil avide et sombre je mesurais la profondeur de ces abîmes. Enfin ce fut ici qu’avant mon triste départ je vins te pleurer mourante et jurer de ne pas te survivre. Fille trop constamment aimée, ô toi pour qui j’étais né ! faut-il me retrouver avec toi dans les mêmes lieux et regretter le temps que j’y passais à gémir de ton absence ! — J’allais continuer ; mais Julie qui, me voyant approcher du bord, s’était effrayée et m’avait saisi la main, la serra sans mot dire en me regardant avec tendresse et retenant avec peine un soupir ; puis tout à coup, détournant la vue et me tirant par le bras : — Allons-nous-en, mon ami, me dit-elle d’une voix émue, l’air de ce lieu n’est pas bon pour moi. » Ils reprennent la barque et traversent le lac. Là encore Saint-Preux, se laissant aller à ses rêveries, d’abord tendres et douces, bientôt sombres et amères, « est violemment tenté, dit-il, de précipiter Julie dans les flots et d’y finir dans ses bras sa vie et ses longs tourmens. Cette horrible tentation devint à la fin si forte que je fus obligé de quitter brusquement la main de Julie pour passer à la pointe du bateau. Là, mes vives agitations commencèrent à prendre un autre cours ; un sentiment plus doux s’insinua peu à peu dans mon âme. L’attendrissement surmonta le désespoir ; je me mis