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et si peu volontaire a été beaucoup du prix que je donnais à la vie, et je n’imagine pas quelle sorte de charme on y peut trouver qui me manque ou qui me suffise. Une autre sera-t-elle plus sensible que moi ? Aimera-t-elle mieux son père, son mari, ses enfans, ses amis, ses proches ? En sera-t-elle mieux aimée ? Mènera-t-elle une vie plus de son goût ? Sera-t-elle plus libre d’en choisir une autre ? Jouira-t-elle d’une meilleure santé ? Aura-t-elle plus de ressources contre l’ennui, plus de liens qui l’attachent au monde ? Et toutefois j’y vis inquiète. Mon cœur ignore ce qui lui manque ; il désire sans savoir quoi[1]. »

Non, ce n’est pas le bonheur qui ennuie Julie ; ce qui la rend à la fois inquiète et languissante, c’est la passion, c’est son amour combattu, mais non pas détruit, — étouffé, mais non pas éteint. Ce bonheur qu’elle dépeint et qui la lasse, ce père, ce mari, cet enfant, cette vie douce et régulière, tout cela est un bonheur qui tient à l’ordre, et ce n’est jamais le bonheur dans l’ordre qui satisfait la passion. Si ses enfans, son père et son mari qu’elle aime et dont elle est aimée, ne suffisent pas à l’âme de Julie, c’est qu’elle aime encore Saint-Preux ; elle le sent, quoiqu’elle ne veuille pas se l’avouer. Comment résister à cet amour ? Comment le vaincre ? Comment avoir la force d’aimer la vertu ? Elle a demandé cette force à la sagesse de M. de Volmar, qui croit avoir cette force et qui croit même pouvoir la donner. Julie pourtant ne s’y trompe pas. Elle sent bien que la sagesse de M. de Volmar a la force suffisante à ceux qui n’ont point à lutter, la force qui est bonne aux âmes sans passion ; mais où vient la passion, cette force-là est impuissante. Où donc trouver la vraie force, celle qui fait lutter et vaincre ? Dans la religion ; allons plus loin et servons-nous du mot de Rousseau : dans la dévotion. Oui, Julie devient dévote pour être forte, pieuse pour être honnête ; elle demande à Dieu la force qu’elle ne trouve ni en elle ni autour d’elle. Ecoutons-la un instant elle-même : « J’aimai la vertu dès mon enfance et je cultivai ma raison dans tous les temps. Avec du sentiment et des lumières, j’ai voulu me gouverner et je me suis mal conduite. Avant de m’ôter le guide que j’ai choisi, donnez-m’en quelque autre sur lequel je puisse compter. Mon bon ami ! toujours de l’orgueil, quoi qu’on fasse ; c’est lui qui vous élève, et c’est lui qui m’humilie : Je crois valoir autant qu’une autre, et mille autres ont vécu plus sagement que moi. Elles avaient donc des ressources que je n’avais pas. Pourquoi, me sentant bien née, ai-je eu besoin de cacher ma vie ? Pourquoi haïssais-je le mal que j’ai fait malgré moi ? Je ne connaissais que ma force ; elle n’a pu me suffire. Toute la résistance

  1. Sixième partie, lettre VIIIe.