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qu’on peut tirer de soi, je crois l’avoir faite, et toutefois j’ai succombé. Comment font celles qui résistent ? Elles ont un meilleur appui[1]. »

Quelles admirables paroles ! Quel bon sens à la fois éloquent et touchant ! Comment voulez-vous que je n’aime pas Mme de Volmar ? Rousseau semble l’avoir faite pour contredire et pour démentir toutes les erreurs de Julie d’Etanges. La seconde partie de la Nouvelle Héloïse réfute la première, et la réfute même plus que l’auteur ne semble l’avoir voulu. Je sais bien que Rousseau, dans sa préface, dit qu’il a voulu commencer par la passion pour finir par la morale, et qu’il a allumé et attisé le feu avant de faire jouer les pompes. Je ne m’étonne donc pas de voir Mme de Volmar revenir à la vertu qu’avait oubliée Julie d’Etanges. C’est là le plan de la leçon, seulement la leçon va plus loin que ne le veut le professeur, car le professeur a semblé croire qu’il pourrait montrer dans Mme de Volmar le triomphe de la morale sur la passion ; mais Julie a bien vite compris que la morale humaine ne suffisait pas pour triompher de la passion, et elle appelle la piété au secours de la vertu. Dieu au secours de l’homme. Ainsi les deux erreurs fondamentales du roman et peut-être de Rousseau, la glorification de la sensibilité et la glorification de la morale humaine, sont tour à tour condamnées et répudiées par Julie. Avec une âme sensible, elle a failli ; avec une âme honnête, elle ne peut pas se relever, si cette âme honnête ne devient pas pieuse, si la dévotion ne vient pas au secours de la vertu. La sensibilité dont Julie et Saint-Preux, en véritables héros du XVIIIe siècle, se faisaient un mérite et un honneur, cet amour qu’ils érigeaient en vertu, ne les a pas seulement égarés dans la première partie du roman, où l’auteur a voulu très évidemment rendre ses héros à la fois coupables et aimables. La sensibilité et l’amour allaient encore peut-être les égarer dans la seconde partie du roman, où l’auteur a voulu les montrer honnêtes et aimables, si Julie ne mourait pas par un accident qui tire l’auteur d’embarras. La sensibilité est donc condamnée dans la seconde partie, non pas seulement par le repentir qu’en a Julie, mais par les troubles et les dangers mêmes qu’elle lui cause. Rousseau moraliste voulait régler, corriger la sensibilité, montrer qu’on pouvait avoir fait une faute d’amour dans sa jeunesse et n’en pas moins devenir une très honnête femme. Rousseau romancier a été plus loin, puisqu’il a montré que la sensibilité s’assujettit malaisément aux règles du devoir, et qu’il est difficile de trouver le bonheur dans l’honnêteté, quand on l’a cherché et qu’on a cru le trouver dans la sensibilité. Le cœur, n’ayant plus sa pâture passionnée, murmure et se plaint.

  1. Sixième partie, lettre VIIIe.