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point de vue de l’émotion intime. Ce nouveau tableau de l’auteur de la Mal’aria confirme les espérances que l’on avait pu concevoir il y a deux ans, sans révéler encore un progrès significatif dans la manière du peintre. Même goût un peu incertain, même méthode d’exécution discrète jusqu’à la timidité, et en quelque sorte négative. Dessin, coloris, effet, tout se trouve dans le Baiser de Judas, mais à l’état d’intention ; tout dénonce les scrupules d’une conscience soigneusement interrogée, rien n’accuse un esprit tout à fait convaincu, une volonté tout à fait personnelle ; rien n’est affirmé, pour ainsi dire. Il semble que M. Hébert, un peu embarrassé de son premier succès, ait craint d’en compromettre les conséquences, et qu’il ait prétendu à un surcroît d’estime plutôt qu’à un surcroît de renommée. Peut-être ce style tempéré et de mezzo carattere, comme disent les Italiens à propos d’un autre art, peut-être cette modération dans le faire, qui séduisaient la foule et la retenaient devant la Mal’aria, ne suffisent-ils pas, en effet, pour assurer au Baiser de. Judas une popularité fort grande. En tout cas, une œuvre si sérieusement conçue et exécutée appelle l’attention de quiconque honore les efforts patiens et le talent conseillé par l’étude.

La scène que M. Hébert a entrepris de représenter est d’ailleurs bien faite pour effrayer la pensée et la main d’un peintre. Sans parler des conditions particulières de l’effet, du peu de ressources qu’il offre au point de vue de la couleur, il est permis de dire que l’expression à donner à toute la figure du Christ est un des problèmes les plus difficiles que l’art puisse se proposer. Ce problème, bien des maîtres de toutes les écoles ont essayé de le résoudre ; mais la plupart d’entre eux n’ont su ou voulu montrer dans cette expression, nécessairement complexe, que ce qui impliquait l’idée de la résignation. Giotto seul, en peignant un admirable petit tableau placé aujourd’hui dans l’église de San-Miniato, près de Florence, a supérieurement indiqué ce mélange de pureté angélique et de mépris, de calme sans indifférence et d’indignation sans surprise, que nous nous figurons sur le visage de l’Homme-Dieu recevant le hideux baiser. Certes on ne saurait comparer le Christ de M. Hébert à ce Christ de Giotto figure de génie moins parfaitement belle peut-être que n’a dû être la figure peinte par Léonard dans la Cène, mais aussi hautement significative ; il faut reconnaître toutefois que le peintre français a rendu avec une singulière intelligence une partie des sentimens qu’il s’agissait de traduire, et que, s’il ne s’est pas élevé jusqu’à la puissance pathétique, il a très bien compris le sens moral et la noble mélancolie de son sujet. Dans la composition de M. Hébert, le Christ tourne vers Judas des yeux plutôt tristes qu’irrités, et une sorte d’affliction sereine se peint sur son visage, sur ses lèvres, qui ne s’ouvrent ni pour la plainte, ni pour le reproche. Le moment n’est pas venu encore où il dira : « Judas, trahis-tu ainsi le fils de l’homme par un baiser ? » Son bras, déjà saisi par la main criminelle du disciple, subit immobile cette première et outrageante étreinte ; il attend les liens qui vont le charger, tandis que les hommes dont Judas s’est fait suivre, pressés et comme en arrêt autour de leur proie, l’examinent à la lueur d’une lanterne que porte l’un d’entre eux. La figure du Christ se détache ainsi nettement du groupe qui l’environne, et grâce à cette disposition de la lumière, elle a dans l’aspect général du tableau l’importance et l’éclat nécessaires. Néanmoins n’eût-il pas été mieux d’élever un peu le foyer lumineux, et de le placer à