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la retint. Tout en travaillant, les deux paysagistes entamèrent une conversation à propos des peintres modernes. Parlant avec cette sécurité convaincue qui n’appartient qu’à l’ignorance, il n’était sorte de mépris dont ils n’accablassent tous les maîtres dont la manière s'éloignait de celle du leur. — Dire que dans tous Les arts c’est la même chose, murmura Lazare. Heureusement que l’art est grand et que ces messieurs sont petits ! Toutefois il regretta bientôt cette boutade, quand il apprit, par la causerie des deux paysagistes, qu’il n’avait point affaire à des artistes de profession, mais à des amateurs, pour qui l’étude d’après nature n’était qu’une occasion de promenade et un prétexte à s’habiller en gentilshommes artistes.

Comme Lazare travaillait depuis environ deux heures, il entendit un de ses voisins qui s’écriait : — Tiens ! du monde…

— Des dames ! ajouta l’autre, et il passa rapidement une main dans les boucles de ses cheveux, dans le nœud de sa cravate, puis secoua avec son mouchoir la poussière qui couvrait ses escarpins vernis. Son camarade l’imita entièrement.

— Gageons qu’ils vont mettre des gants, murmura Lazare, qui ne s’était point détourné du côté où ses voisins venaient de signaler l’arrivée des dames ; puis tout à coup il releva la tête en s’entendant appeler. En haut du ravin, qu’elles commençaient à descendre, il aperçut deux femmes qu’il ne reconnut pas d’abord, car leur visage été caché par le leur ombrelle ; mais devant elles, et paraissant les guider, marchait un petit personnage qui faisait des signaux et continuait à crier : — Monsieur Lazare, c’est nous, c’est moi.

— Parbleu ! fit Lazare quand Zéphyr fut à sa portée, tu fais bien de le dire, je ne m’en serais pas douté.

En effet, Zéphyr était devenu méconnaissable, et voici pourquoi. Envoyé le matin en commission à Fontainebleau, il avait mis à exécution une idée qui depuis la veille au soir lui trottait dans la cervelle. Rentré en possession des quatre-vingts francs que le bonhomme Protat lui avait restitués quand la source en avait été expliquée, Zéphyr avait employé cet argent à l’achat d’un habillement de monsieur. Ses mauvais habits d’apprenti sabotier lui avaient paru incompatibles avec sa profession future. Traité, la veille au soir, favorablement par Adeline, il avait songé qu’elle prendrait encore mieux garde à lui, s’il apportait dans le soin de sa personne une recherche à laquelle il n’avait jamais songé jusque-là. Vidant sur le comptoir d’une friperie de Fontainebleau ses économies entières, il s’était équipé, de pied en cap, d’un costume citadin qui lui allait tant bien que mal, — plutôt mal que bien. — Il avait même acheté des gants ; mais n’ayant jamais pu parvenir à y faire entrer ses mains, et ne voulant point, d’un autre côté, que ce détail de toilette fût perdu, il avait