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qui envoient leurs travaux au salon sont ou des débutans ou des érudits ; les artistes plus éminens refusent de concourir avec eux, ci pour ne parler que du salon de celle année, on n’y voit figurer ni le nom d’un seul membre de l’Institut, ni les noms de MM. Labrouste, Duban, Duc, Visconti et autres architectes dont les talens honorent à divers degrés notre école.

Ainsi, dans presque toutes les branches de l’art, nous avons eu à constater l’abstention des artistes dont les ouvrages pourraient donner aux expositions l’éclat qui leur manque, au public les leçons dont il a besoin. Ce dédain des maîtres en tous genres pour un mode de publicité qu’ils devraient au contraire être les premiers à accepter est un fait qui ressort malheureusement de l’examen du salon de 1853 ; le caractère en général matérialiste de l’art contemporain est un fait plus malheureux encore, et qui ne se produit pas avec moins d’évidence. Les seuls talens qui essaient de lutter contre l’esprit d’erreur ne sont ni autorisés par de très longs succès, ni tout à fait en mesure de conquérir une influence, tandis que les innombrables paysages de la nouvelle école et les sculptures d’animaux deviennent en réalité l’honneur principal de la peinture et de la statuaire. Ici les mêmes tendances se manifestent, les mêmes intentions se trahissent, les mêmes efforts s’accomplissent pour faire triompher dans l’art français des principes qui sont un outrage à son génie même, à sa vieille gloire comme à sa gloire d’hier. Là, il n’y a d’autre résistance que quelques entreprises individuelles, des efforts tentés sans ensemble, et ceux mêmes qui n’ont abjuré ni le respect du passé, ni leur foi dans les vraies conditions de l’art, semblent plus occupés de guerroyer entre eux que de combattre l’ennemi commun. Jamais, dira t-on, une plus grande somme d’habileté n’a été dépensée en œuvres de toute espèce, jamais d’ailleurs les artistes n’ont été plus magnifiquement protégés par l’état : est-il donc, à propos de crier à la décadence et de se plaindre ? Oui, c’est le moment d’accuser cette habileté, parce qu’elle n’atteste qu’un triste rapetissement de l’idée de l’art et de l’art lui-même ; c’est maintenant surtout qu’il convient de rappeler que toute école est menacée de ruine lorsque l’office du talent se réduit à l’imitation des caractères extérieurs de la nature, que toute œuvre est défectueuse ou inutile lorsque, en désespoir d’invention, elle ne fait qu’exprimer le réel. Quant aux nombreuses faveurs accordées aux artistes, elles ont leurs avantages sans doute, mais elles ont aussi leurs dangers. Que peut-il arriver en effet ? C’est que ces faveurs si facilement dispensées ne réussissent le plus souvent qu’à encourager la médiocrité, et que tout homme maniant bien ou mal une brosse ou un ciseau en vienne à se regarder comme le créancier naturel de l’état. Or l’état ne saurait être tenu de fournir du travail à quiconque s’intitule peintre ou statuaire ; sa mission est seulement de rechercher et de récompenser les plus dignes : il ne suscitera pas des maîtres en multipliant ses largesses. Dépend-il au reste de qui que ce soit d’anticiper sur l’avenir et de hâter à son gré l’éclosion des talens ? On ne peut qu’être prêt à applaudira ceux qui se produisent, à réprouver en tout temps les mauvais ouvrages et les mauvaises doctrines, à rassurer enfin les vrais artistes en leur rappelant que les erreurs du goût public sont passagères, tandis que l’art et les principes de l’art sont permanens.


HENRI DELABORDE.