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pièces, il ne parait guère remonter plus haut que le commencement du XVIIIe siècle ; mais le contenu, et même la composition primitive, se rapportent sans nul doute aux temps les plus éloignés. Kircha Danilov se contenta ainsi de réunir d’anciennes chansons, malheureusement en les modifiant, en les tronquant d’après ses idées, tout comme le faisait aussi presque en même temps un autre gouslar, Katchitj, à l’autre bout du monde slave, en Dalmatie. Du moins le fond de ces chansons est-il strictement historique. Tout ce qu’elles nous racontent du grand Vladimir, de ses victoires et de ses festins à Kiœv, se retrouve décoloré dans les chroniques anciennes. L’époque des invasions tatares a fourni aussi au gouslar moscovite des chants pleins de verve et de mouvement dramatique, et tout à la fois fondés sur l’histoire. Ainsi le tsar Azviak, oppresseur des Russes, qui figure dans les piesnas de Kircha, n’est pas autre chose que le khan Uzbek. Kircha nous vante encore le glorieux règne de Michel Vasilievitch, qui, vers 1619, délivra Moskou « des Litvaniens, des Tcherkesses du Caucase, des Tchudes, des Kalmuks, des Bachkires et des Luthériens (Suédois). » Ce gouslar embrasse trop de choses ; aussi multiplie-t-il les anachronismes. En ceci, il représente d’ailleurs parfaitement l’esprit populaire russe, qui, à l’inverse de l’esprit serbe, a la mémoire historique très confuse, et rapproche dans le plus horrible pêle-mêle les événemens et les époques. On reconnaît bien chez Kircha l’homme de la Russie du sud : c’est d’elle qu’il s’occupe le plus volontiers, car il partage les instincts aventureux et le caractère héroïque de ses enfans.

Il fallait qu’un savant plus paisible vînt se consacrer plus spécialement aux Russes du nord et à leurs poésies populaires. Ce savant a été l’infatigable Sakharof. Sa volumineuse collection, publiée en 1841, est une source inappréciable pour l’étude du gouslo septentrional, Les nombreux auteurs moscovites qui ont marché sur ses traces ne l’ont point égalé. En même temps, rivalisant avec ceux du nord, les Russes du midi, sur le Don et la Mer Noire, chantaient leurs doumas guerrières à leur zélé compatriote Maximovitch, qui, coordonnant tous ces jets épais de la gouslé kosaque, nous a donné dans son recueil publié il y a une dizaine d’années un trésor de poésie qui, à tout le charme des ballades écossaises, joint l’énergie indomptée d’une race d’hommes restée primitive.

C’est néanmoins chez les Illyro-Serbes que l’on peut le mieux apprécier tout ce qu’il y a dans le gouslo de sève régénératrice pour les littératures de l’Europe actuelle. L’audacieux Bosniaque Milutinovitj, Vuk Stefanovitj, le dernier vladika des Monténégrins, Subotitj, Gaï dans sa Danitsa ilirska, Slanko Vraz, Kukulievitj, ont tous rendu hommage au gouslo ; mais malgré l’incontestable originalité de leurs œuvres et de leurs points de vue divers, tous ces esprits