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si diverses en un seul corps informe. Son livre, tout curieux qu’il est, offre donc un affreux mélange de mythologie, de contes de nourrices, de légendes d’astrologues et de sorciers, et de rapsodies héroïques, tout cela en forme de mosaïque, et dans un style souvent très peu intelligible. Le poète cosaque est donc infiniment inférieur à Vuk. De plus il a, comme Katchilj, la manie de refaire à sa façon les chansons que le peuple lui transmet. Comme Katchitj, Kircha est un barde de clan, du clan des Demidof ; seulement, chez lui, point de ces généalogies qui, chez les gouslars du sud, rappellent si vivement la Bible et les traditions arabes. Où pourrait-on retrouver les descendances moscovites ? Les Tatares et les Mongols n’en ont-ils pas emporté jusqu’au souvenir ? Le gouslo russe manque donc de ces couleurs primitives, de ce parfum d’antiquité qui donne tant de charme au gouslo iugo-slave.

En résumé, Kircha, Katchilj et Vuk nous ont ouvert trois cycles de poésie des plus intéressans à parcourir, et même des plus importans au point de vue général de la littérature européenne. À part quelques chants de Vuk, on ne connaît rien cependant des gouslars slaves. C’est contre cette ignorance qu’il importe aujourd’hui de réagir, et nous croirons avoir rempli une tâche utile, si nous montrons par quelques extraits de quel intérêt serait pour nous l’étude d’une poésie si peu connue.


II

Les deux genres de poésie qu’on peut distinguer dans le gouslo sous les noms de poésie virile ou héroïque et de poésie féminine ou d’amour sont souvent confondus ensemble chez les Russes, et le cadre d’une même chanson les réunit. Les chansons de Kircha en sont un exemple. Il n’en est pas de même chez les Slaves du sud : leurs gouslars séparent rigoureusement la poésie domestique, celle qui chante l’amour et les mille affections de la vie privée, d’avec la poésie héroïque, patriotique et nationale. Nous suivrons cette classification, en donnant la première place dans notre appréciation aux chansons de femme [jenshe piesne).

Ce qui frappe d’abord dans les chants de femme, c’est la puissance de l’harmonie imitative unie à une merveilleuse richesse de prosodie. On y retrouve toute l’abondance musicale des anciens rhythmes grecs. Sous ce rapport, ils surpassent infiniment les chants héroïques. On peut expliquer cette particularité par le choix même de l’instrument destiné à accompagner les jenske piesne. Dans leurs réunions intimes, les femmes mêlent à leurs chants d’amour les accords de la tamboura ou mandoline d’Orient, instrument bien supérieur à la