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je lui donne du sirop sucré à boire : elle ne veut pas de mon sirop ; mais elle met ses deux mains dans les miennes, et veut que je dépose un baiser sur ses lèvres de rose. »

Ne croirait-on pas lire de la poésie grecque des temps du paganisme ? Ne retrouve-t-on pas ici le culte de la nature dans ce qu’il a encore de plus frais, de plus suave, de moins corrompu par la décadence des civilisations ? Mais de spiritualisme chrétien, pas trace. La seule institution qui porte chez les Jugo-Slaves une empreinte vraiment chrétienne, ce sont les fraternités adoptives (pobratstvo), les pactes d’amitié qui se concluent, même entre les deux sexes, et qu’on formait naguère encore par devant les autels avec les plus chastes sermons. D’affreuses malédictions sont attachées à la violation de ces sermens. Une piesna nous montre la célibataire Mara en voyage avec son pobratim (frère adoptif), le Bulgare Pero, qui, la voyant un soir à une source du Balkan laver son visage ardent comme le soleil et son sein de neige resplendissant comme la lune, ne peut s’empêcher de l’embrasser. « Aussitôt un coup de foudre part d’un ciel sans nuage, et vient frapper l’infidèle Pero. — Ta mort est méritée, s’écrie Mara avec courroux, et daigne le ciel punir de même tout héros qui ose embrasser sa posestrima (sœur adoptive) ! » - Le gouverneur de Senïa, Ivo, a une sœur, Angelïa, si belle, que tous les bans illyriens viennent la demander en mariage. Tous reçoivent un refus, car, épris des charmes d’Angelïa, Ivo prétend la forcer à l’épouser lui-même. Le jour des noces arrive ; mais au milieu de la fête, la belle Angelïa s’approche en dansant d’un rocher de la mer, et se précipite dans les flots plutôt que d’être l’épouse de son frère. — Une autre femme, la sœur du géant bosniaque Lïutitsa-Bogdan, traitée outrageusement par son frère, en tire une série de vengeances terribles, dont elle finit par être victime, elle et son époux. Ce cruel Lïutitsa-Bogdan et ses fils sont rangés parmi les êtres les plus maudits de la poésie populaire serbe. On a voulu ainsi indiquer l’anathème héréditaire qui pèse sur les familles où frères et sœurs violent la morale naturelle. Criblé de dettes, ce Bogdan, après avoir vendu tous ses vignobles pour achever de s’acquitter, est réduit à aller vendre sa propre femme, et jusqu’à son cheval favori, au marché de Novi-Bazar.

Les devoirs de la fraternité apparaissent, dans les anciennes mœurs serbes, comme tellement sacrés, qu’il y a exemption de service militaire pour un frère unique ayant une sœur à soutenir. Une piesna nous montre l’armée d’Hertségovine sur le point de s’embarquer et ne pouvant, malgré tous ses efforts, lever ses ancres. Chacun s’étonne du prodige, et on en cherche la cause. Enfin on découvre qu’une sœur éplorée, Militsa, est sur le rivage, tendant les bras vers son frère unique, Mileta, emmené comme recrue. Le jeune homme est donc renvoyé libre vers sa sœur. Aussitôt les ancres se lèvent