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n’a pas de raison d’être, et j’ai entendu des planteurs de cet état déplorer sincèrement son existence. Le coton est cultivé en Sicile, à Malte, en Grèce, aux Indes Orientales ; le café, à Ceylan, à Java, à Sumatra ; le tabac, dans une grande partie de l’Europe[1]. De plus, aucun de ces produits ne demande les efforts et la fatigue qu’exigent le sarclage, l’abatage de la canne et toutes les opérations qui transforment le suc de ce végétal en sucre, opérations qui doivent s’accomplir rapidement pendant un certain temps de l’année et sans interruption, ce qui surtout est mis en avant pour établir la nécessité du travail esclave. On a besoin, dit-on, de nègres esclaves pour faire croître et recueillir la canne, pour en manufacturer le produit, et eux seuls peuvent supporter le travail si dur de l’abatage en plein soleil. D’abord ce travail ne peut-il être rendu moins pénible ? Depuis que j’ai vu si bien fonctionner la machine a moissonner, je ne saurais m’empêcher de me demander si on ne pourra employer aussi une machine pour abattre la canne ; mais admettons que cet espoir soit un rêve, ce qui n’en est pas un ce sont les avantages que peuvent procurer aux producteurs de sucre, pour se passer d’esclaves, la division du travail agricole et du travail manufacturier, le perfectionnement des procédés et l’emploi des machines. Ici, les hommes les plus compétens me viendront en aide : ils diront, comme ils l’ont fait dans plusieurs ouvrages estimés, que le moyen de réussir sans esclaves, c’est de diminuer les frais de production, et surtout, — pour n’avoir pas besoin d’une masse d’hommes réunis sur un point, dans un temps donné, et condamnés pendant ce temps à des efforts extraordinaires, — de séparer la culture de la fabrication, d’établir, comme on l’a déjà essayé dans nos colonies, des usines centrales, vraies manufactures de sucre, auxquelles les planteurs envoient leur canne[2]. La condition de tout perfectionnement, c’est la division du travail ; l’enfance de l’art, c’est la réunion dans les mêmes mains des industries les plus diverses. Le sauvage fait sa cabane et son vêtement, et le comble de la civilisation, c’est que dix personnes concourent à fabriquer une épingle. Le planteur est en même temps manufacturier, négociant, agriculteur, mécanicien, chimiste. Pourquoi ne pas séparer ces industries ? Toutes y gagneraient, et d’abord l’industrie agricole. La culture de la canne demande un soin délicat. M. J. Léon, auteur d’un ouvrage récemment publié en Angleterre, compare un champ de cannes à une pépinière de jeunes arbres où le travail attentif ne peut être remplacé

  1. Le sucre lui-même est produit sans esclaves au Mexique, dans les colonies anglaises et françaises depuis l’abolition de l’esclavage. Quand je serai à la Havane, j’examinerai si cette abolition a été aussi funeste à ces colonies qu’on le dit souvent.
  2. Annales Maritimes, Revue Coloniale, 3e série, XXXIIe année, t. IV, p. 275.