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comme au plus grand poète français qui ait jamais été (ainsi s’exprime ce document) ; que Corneille y est porté pour 2,000 livres, Molière pour 1,000 seulement. Vingt-deux écrivains sur cette liste, qui contient une trentaine de noms, y sont mieux rentés que Molière, et parmi eux figurent Cotin, Cassagne et les autres victimes de Boileau, sans parler de noms plus inconnus encore, qui n’ont pas même conservé l’illustration du ridicule. La pension de Molière lui fut conservée pendant neuf ans et supprimée deux ans avant sa mort. Quant à l’historien Mézeray, on lui maintint la pension de 4,000 livres qu’il tenait de Mazarin, jusqu’au moment où, quelques hardiesses ayant été signalées dans son histoire de France, cette pension fut réduite a 2,000. En vain le pauvre Mézeray déclara-t-il, dans deux lettres d’une rare platitude, qu’il était prêt à passer l’éponge sur tous les endroits de son livre que l’on jugerait dignes de censure. Il paraît qu’on fut inflexible et que la pension fut définitivement supprimée, car on trouva, dit-on, chez lui après sa mort, un sac d’argent, avec cette étiquette : « C’est ici le dernier argent que j’ai reçu du roi. Aussi depuis ce temps n’ai-je jamais dit du bien de lui. » Rapprochez de ce fait l’aventure de Fréret, mis sous Louis XV à la Bastille pour avoir avancé que les Francs pourraient bien ne pas descendre de Francus, petit-fils d’Hector, comme on l’enseignait officiellement, et vous saurez ce que pouvait être l’histoire sous l’ancien régime.

Ce qu’il importe de remarquer dans cette liste, c’est que, parmi les écrivains célèbres du temps, il n’en est aucun dont la munificence royale ait encouragé les débuts, à l’exception de Racine, qui y figure pour 800 livres ; il n’avait produit alors que quelques vers de circonstance. Boileau ne reçut une pension qu’après la publication de ses satires ; l’ancien pensionnaire de Fouquet, La Fontaine, n’en reçut jamais. Quant à Corneille, il avait alors écrit tous ses chefs-d’œuvre, et Molière était déjà célèbre[1]. Il reste donc prouvé que les libéralités du roi ont pu récompenser les écrivains que l’opinion publique désignait à ses faveurs, mais qu’à l’exception de Racine il n’en est aucun dont Louis XIV ait soutenu les premiers pas. Si les pensions ont le don que bien des gens leur supposent, celui d’éveiller le génie, au moins celles de Louis XIV n’ont pas eu ce mérite-là.

Plus tard, après la mort de Colbert, ces pensions furent considérablement

  1. Corneille avait alors cinquante-sept ans, et Molière quarante. Quant à Boileau et à Racine, en 1677 le roi les nomma ses histioriographes aux appointemens de six mille francs, et les chargea d’un travail auquel ils étaient peu préparés sans doute ; celui d’écrire l’histoire de ses campagnes. Mme de Sévigné prend la liberté de se moquer un peu de ce choix. Il est vrai qu’au lieu d’écrire l’histoire, Racine se contenta de faire sa cour, et d’abandonner la poésie pendant dix ans, entre Phèdre et Esther. Boileau fit l’ode sur la prise de Namur.