Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/126

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
120
REVUE DES DEUX MONDES.

Protat n’entra point dans le courant d’idées que cette réponse semblait lui ouvrir, et de nouveau il supplia Lazare de quitter Montigny. Sa parole même était bien une prière ; mais l’accent impératif qui l’accompagnait en faisait pour ainsi dire un ordre. Lazare demeura un moment irrésolu, vit Madelon qui levait les bras, et le père d’Adeline qui, retombé dans son immobilité désolée, semblait exprimer, ainsi qu’il avait dit, son dernier mot. L’artiste se retira brusquement.

Comme il regagnait la Maison-Blanche en suivant le cours du Loing, il rencontra devant le presbytère le curé de Montigny, qui fermait la porte de son jardin. Lazare avait eu souvent occasion de voir le prêtre dans la maison de son hôte. En passant auprès du curé, l’artiste le salua ; mais il remarqua que l’abbé lui rendait son salut avec la stricte mesure de la civilité. Cette raideur n’était point dans les habitudes de l’abbé, qui ne refusait pas un bout de conversation ; mais, comme s’il eût paru se repentir de sa réserve, le prêtre fit un mouvement pour se rapprocher de l’artiste. Lazare sembla deviner sa pensée et marcha au-devant de lui.

— Monsieur l’abbé, lui dit-il respectueusement, j’ai à vous parler.

— Et moi aussi, monsieur, répondit le prêtre comme un écho.

Puis, rouvrant la porte de son jardin, il fit entrer Lazare derrière lui. Sans préambule, l’artiste raconta tout ce qui se passait dans la maison du bord de l’eau.

— Je le savais, répondit le prêtre. Tantôt, de mon jardin qui donne sur la rivière, j’ai entendu la conversation du lavoir.

Aux premiers mots de justification qu’il avait tentés, le prêtre avait arrêté Lazare.

— Je n’ai pas a vous juger, ni vous, ni cette enfant qui pleure sans doute, que j’allais consoler quand vous m’avez rencontré, et que j’absoudrais d’avance au tribunal de la pénitence. Votre présence dans cette maison y a répandu le deuil ; mais vous êtes étranger au mal que vous avez causé : ceux qui en souffrent n’ont aucun reproche à vous faire, et vous-même ne pouvez que les plaindre.

Cette répétition des paroles du père d’Adeline qu’il retrouva dans la bouche de l’abbé frappa Lazare.

— Quoi ! se dit-il, j’ai interrogé le cœur d’un père, j’ai interrogé le cœur d’un prêtre, et l’un dans sa douleur, l’autre dans sa charité, ne trouvent à me conseiller que la plainte, ce vœu stérile de l’égoïsme ! Derrière moi, je laisse une enfant perdue à cause de l’amour qu’elle a pour moi. Tous les deux connaissent cet amour. Protat l’a deviné, j’en suis sûr ; le curé en est instruit comme confesseur, je le sens, et tous les deux me disent : Partez ! — Mais monsieur, s’écria Lazare, partir ! faire oublier ! cela est tôt dit ; oublierai-je moi-même cette pauvre fille calomniée, menacée par un péril que je sens in-