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Mais ce que n’auraient point trouvé les poètes indiens, c’est ce qui suit : « Loué soyez-vous, mon Seigneur, à cause de ceux qui pardonnent pour l’amour de vous. »

Ce chant était connu ; mais M. Ozanam a eu le mérite de découvrir deux poèmes d’un franciscain nommé Jacomino, l’un sur l’enfer, l’autre, sur le paradis. On y trouve, certaines analogies avec les conceptions de Dante que M. Ozanam relève et qui viennent s’ajouter à toutes celles que lui-même a signalées dans son savant et ingénieux travail sur les sources poétiques de la Divine Comédie. La veine grotesque, effleurée par Dante ne fait pas défaut chez son obscur devancier, mais on y rencontre aussi des données dont le grand poète eût, ce semble, pu tirer parti ; telle est cette scène vraiment terrible : « Le fils rencontre le père. — Père, dit le fils, que le Seigneur qui porte couronne au ciel te maudisse dans ton corps, et dans ton âme, car tant que je fus au monde, tu ne me châtias point ; mais tu m’encourageas dans le mal, et je me rappelle encore comment tu me poursuivais, le bâton au poing, si je manquais de tromper le voisin ou l’ami de la maison. — Le père lui répond : Fils maudit, c’est pour t’avoir voulu trop de bien que je me vois en ce lieu ; pour toi, j’ai abandonné Dieu, m’enrichissant d’usure et de rapines. Nuit et jour j’endurais de grandes peines pour acquérir les châteaux, les tours et les palais, les coteaux et les plaines, les bois et les vignes, afin que tu fusses plus à l’aise. Mon beau doux fils, que le ciel te maudisse ! Car je ne me souvenais pas des pauvres de Dieu qui mouraient de faim et de soif dans les rues. — Les deux réprouvés se précipitent l’un sur l’autre comme pour se donner la mort, et s’ils pouvaient en venir aux dents, ils se rongeraient le cœur dans la poitrine. »

Le poète le plus extraordinaire de la famille séraphique et populaire de saint François, c’est le frère Jacopone de Todi. Celui-ci, sorti de l’université de Bologne ; jurisconsulte renommé, riche, heureux de tous les biens du monde, ayant perdu par une catastrophe soudaine sa jeune femme, qu’il adorait, renonça subitement aux joies et aux gloires du siècle, et se mit à parcourir les rues, couvert de méchans baillons, poursuivi par les enfans qui l’appelaient Jacques l’insensé. Il commence par prêcher la multitude, accompagnant d’actions grotesques ses paroles véhémentes. Puis le fou devient poète ; il chante sa folie, qui est celle de la croix. « Je prétendais, dit-il comme Faust, savoir la métaphysique et la théologie, » et de même il renonce à rien savoir ; mais l’ignorance, qu’il accepte, le fait mystique au lieu de le faire sceptique. Le pauvre moine du XIIIe siècle exprime à sa manière l’abandon et le mépris de la science humaine, ce coup de désespoir du génie de Pascal, de Pascal qui, lui aussi, a été appelé fou, non par les enfans de Todi, mais par les philosophes français du XVIIIe siècle, et dont le vigoureux esprit a du moins touché à une véritable hallucination. Du reste, fra Jacopone n’était point un Pascal, il était plutôt un Bridaine dans ses prédications étranges et, dans ses effusions mystiques, un précurseur de saint Jean de la Croix et de sainte Thérèse ; malade aussi de l’amour divin, il s’écriait : « Je pleure, parce que l’amour n’est pas aimé. » Comme plusieurs autres mystiques et ici encore analogue, de bien loin sans doute, à Pascal, Jacopone s’abandonne avec ardeur à cette sévérité d’un zèle sincère qui ne craint point de frapper l’église pour