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talens diversement remarquables qui soutiennent aujourd’hui l’honneur de notre école, il en est peu que M. Henriquel-Dupont n’ait pas, de près ou de loin, dirigés dans toutes les estampes en taille-douce publiées depuis quelques années, on reconnaît non pas un système d’imitation matérielle, mais des efforts pour s’assimiler un sentiment, et il n’est pas jusqu’aux planches gravées d’après les tableaux italiens qui ne portent les traces de cette préoccupation et de ces efforts.

D’ailleurs il peut sembler étrange que les graveurs, — obligés, comme nous l’avons dit, d’interpréter à peu près uniquement les maîtres anciens, — n’apportent pas du moins dans leurs choix un esprit plus investigateur et plus indépendant. Qu’ils fassent des peintures de l’école italienne l’objet ordinaire de leurs travaux, rien de mieux ; mais pourquoi copier invariablement les mêmes originaux ? Les tableaux de Raphaël, par exemple, ont été gravés mille fois par des artistes de tous les pays. Beaucoup de ces reproductions sont excellentes : à quoi bon recommencer une entreprise si souvent et si heureusement menée à fin, et ne vaudrait-il pas mieux mettre sous nos yeux des morceaux inédits ou traduits infidèlement jusqu’à ce jour ? Les modèles ne manqueraient pas, depuis tant d’ouvrages exquis des florentins du XVe siècle, — école charmante que l’on connaît à peine en France, — jusqu’aux compositions les plus importantes de quelques grands maîtres plus modernes. Ainsi comment le Jugement dernier de la chapelle Sixtine n’a-t-il obtenu encore d’autres traductions que les estampes insuffisantes de Martin Rota ; de Léonard Gaultier au XVIIe siècle, et les mauvaises lithographies de Guillemot au XIXe ? Comment ne s’est-il pas rencontré un graveur qui eut reprit de venger la Cène de Léonard des outrages qu’a subis cet incomparable chef-d’œuvre sous le burin de Morghen ? Il est temps pour nos graveurs de réparer beaucoup d’oublis, et de se souvenir en revanche un peu moins de certaines habitudes traditionnelles de l’école. En continuant à circonscrire leurs préférences dans les limites imposées par les exemples de leurs prédécesseurs, ils courraient risque de s’immobiliser dans la routine : une méthode moins invariable, des recherches plus librement dirigées peuvent au contraire rajeunir leur talent et triompher de la froideur où nous laissent des redites continuelles et le spectacle des mêmes objets.

Ce reproche de prédilection un peu irréfléchie pour quelques types qui nous sont trop familiers, — reproche que justifieraient au besoin la plupart des estampes, d’après les anciens maîtres, publiées depuis un certain nombre d’années, — ne saurait en tout cas s’adresser à M. Prévost, auteur de la seule planche importante qui ait été gravée jusqu’ici d’après les Noces de Cana[1]. Toutefois, en dehors de la virginité du modèle, le choix fait par le graveur était-il fort heureux ? Nous ne le pensons pas. Le tableau de Paul Véronèse est un chef-d’œuvre de science et d’harmonie pittoresques : qui songerait à le contester ? La splendeur des tons et la puissance de l’exécution y sont merveilleuses ; mais, tout beau qu’il est, ce coloris n’a qu’un sens purement matériel. Il rend avec une fidélité admirable le caractère physique d’un certain ordre de nature, sans exprimer, comme le coloris du Corrège, un sentiment et

  1. Paris, chez Goupil et Co, boulevard Montmartre.