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Rien que pour la pêche de la baleine, ils y entretiennent moyennement quatre cents navires, et toutes les autres puissances ensemble, cinquante ou soixante au plus. Partout ailleurs, s’ils ne sont pas encore à la taille des Anglais, ils grandissent dans des proportions si rapides, qu’ils les égaleront bientôt.

En Chine, où ils n’étaient encore presque rien il y a quinze ou vingt ans, le chiffre de leur commerce atteint aujourd’hui le tiers ou peut-être la moitié de celui des Anglais. Ils les ont supplantés pour certains articles, ils sont en train de les supplanter pour la navigation, et pour le reste ils leur font une concurrence meurtrière avec l’opium anglais de l’Inde, avec les relations qu’ils ont su se créer dans les poils anglais de Calcutta, de Madras ou de Bombay. Dieu sait ce qu’ils rêvent de ce côté, la vivacité des efforts qu’ils y portent, et le peu de scrupule qu’ils montrent dans le choix des moyens. J’ai vu à Canton, dans le hong américain, des centaines de caisses contenant je ne sais combien de milliers de rifles, de carabines, qu’on avait importés des États-Unis, lors de la guerre, pour les vendre aux Chinois au plus juste prix. Ceux-ci, qui ne connaissent pas et pratiquent encore moins le go ahead principle, n’avaient pas voulu de ces armes à percussion. Elles restaient empilées dans la factorerie en attendant une meilleure occasion, et comme un témoignage du bien que les États-Unis veulent à l’Angleterre.

On écrirait de longs mémoires avant d’arriver à compléter l’histoire des procédés détestables ou hostiles dont les Anglais ont eu le droit de se plaindre en Chine seulement. J’en citerai encore un exemple. Lorsqu’on 1839 le fameux Lin eut réussi, par le mensonge et la perfidie, à enfermer les principaux des Anglais dans la factorerie de Canton, et à leur extorquer par la famine la promesse de ne plus faire le commerce de l’opium, ils se trouvèrent fort embarrassés, quand ils eurent recouvré leur liberté, pour savoir ce qu’ils feraient des cargaisons de leurs receiving ships[1] et des masses d’opium qu’on leur expédiait de l’Inde, où l’on avait vu, une fois la panique passée, le prix de la drogue s’élever à des cours fabuleux. Pour tenir leur parole et éviter cependant la ruine qui les menaçait, les Anglais s’adressèrent, quoi qu’il en coûtât à leur amour-propre, au commerce américain, qui avait su se tenir à l’écart de la querelle, que les mandarins faisaient mine de protéger, et qui fit payer ses services à des taux exorbitans. Ce fut un squeeze pigeon[2], comme on dit en Chine, des plus durs. Les Américains se montrèrent si âpres à la curée, qu’à la fin les Anglais, qui d’ailleurs avaient bien quelque droit de se

  1. Navires-entrepôts d’opium.
  2. Une extorsion, une mise à rançon.