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mouvemens graves et mesurés tels qu’ils conviennent à un négociant hollandais. Sa qualité de négociant se révèle non-seulement par son costume, mais aussi par l’exactitude et la circonspection mercantile avec lesquelles il cherche à conclure l’affaire de la manière la plus avantageuse pour son commettant. Il s’annonce en effet comme un commissionnaire-expéditeur qu’on a chargé de trouver sur la côte orientale de la Frise un batelier qui voulut bien transporter à l’Ile Blanche une certaine quantité d’âmes, c’est-à-dire autant que pourrait en contenir sa barque. Or, à cette fin, poursuit le Hollandais, il voudrait savoir si le pêcheur serait disposé à transporter cette nuit ladite cargaison d’âmes à ladite Ile ; dans ce cas, il serait prêt à lui payer d’avance la traversée, tout convaincu qu’en honnête chrétien le batelier lui ferait le plus bas prix possible. Le négociant hollandais, — ce qui est un pléonasme, vu que tout Hollandais est négociant, — fait cette proposition avec un nonchalante tranquillité, tout comme s’il s’agissait d’une cargaison de fromages et non pas d’âmes de morts. Ce mot âmes fait au premier moment une certaine impression sur l’esprit du pêcheur ; il sent un frisson lui courir dans le dos, car il comprend tout d’abord qu’il est question d’âmes de trépassés, et qu’il a devant lui le fabuleux Hollandais dont ses collègues marins lui avaient souvent parlé, ce vieillard qui avait quelquefois frété leur barque pour transporter à l’Ile Blanche les âmes des morts, et qui les avait toujours très bien payés. Mais, ainsi que je l’ai fait remarquer plus haut, les habitans de ces côtes sont courageux, sains de corps, raisonnables, sans imagination, et partant peu accessibles aux terreurs vagues que nous inspire le monde des esprits. Aussi la secrète frayeur, le tressaillement subit du pêcheur frison, ne durent que quelques momens ; il ne tarde pas à se remettre, et d’un air de complète indifférence il ne songe plus qu’à obtenir le plus haut prix possible pour la traversée. Après avoir marchandé quelque temps, les deux parties tombent d’accord ; le marché est conclu, et l’on se donne la poignée de main usitée. Le Hollandais tire aussitôt de sa poche une bourse en cuir toute graisseuse, remplie de petites pièces d’argent, les plus petites qui aient jamais été frappées en Hollande, et il paie le montant du prix de la traversée tout entier en cette monnaie lilliputienne. Après avoir enjoint au pêcheur de se trouver vers minuit, à l’heure où la pleine lune parait, avec sa barque à certain endroit de la côte pour recevoir sa cargaison d’âmes, le Hollandais prend congé de toute la famille, qui l’a derechef vainement invité à dîner avec elle ; puis il s’éloigne d’un pas leste et sautillant qui contraste singulièrement avec l’air de gravité et de componction néerlandaise qu’il avait cherché à se donner.

À l’heure dite, le batelier se trouve au rendez-vous avec sa barque.