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bien que Shamyl ne leur pardonnerait pas une révélation qui pourrait lui être funeste. Aussi se bornent-ils, le plus souvent, à venir annoncer avec grand mystère une attaque prochaine, qui n’a lieu que lorsqu’on n’y pense plus. On sait cela, et l’on se tient sur ses gardes. Il y a des endroits où il se passe peu de nuits sans qu’un certain nombre de soldats ne soient en embuscade, ce qui devient fort pénible et surtout fort ennuyeux.

Il est bien rare qu’on sorte d’une forteresse russe de la plaine des Koumouiks sans voir des Tchétchens qui rodent dans les environs, et si on ne les voit pas, ils n’y sont pas moins. L’ennemi est partout dans ce pays inhospitalier ; chaque ravin, chaque buisson, chaque pierre cache un tigre qui attend sa proie ; trop souvent on ne connaît sa présence que par l’explosion d’une arme et la chute d’un homme qui tombe atteint d’une balle. Malheur à l’imprudent qui s’écarte du rempart d’une forteresse ou de l’escorte d’un convoi ! il est rare qu’il revienne. Je n’ai connu que trop d’exemples de semblables malheurs. Tous ceux qui ont entendu parler des abrecks savent quelle terreur inspirent ces ennemis invisibles. Un abreck est un Tchétchen qui a fait vœu de ne laisser reposer sa carabine que lorsqu’il aura immolé un certain nombre d’ennemis dont il fixe lui-même le chiffre. Dès qu’il a prononcé son terrible serment, il ne s’appartient pour ainsi dire plus ; il est tout entier au but qu’il s’est proposé d’atteindre. Muni des provisions nécessaires à son existence pour plusieurs jours, il va se poster sur un lieu de passage ou auprès de quelque forteresse. Là, blotti dans un buisson, invisible à tous les regards, il attend, comme un chasseur à l’affût, que le gibier humain s’offre à portée de son arme ; son coup de feu lâché, il s’esquive furtivement, à moins que les circonstances ne lui permettent de dépouiller sa victime, opération qu’un Circassien ne néglige jamais. Un homme qui meurt est aussitôt presque complètement dépouillé. L’abreck ne revient chez lui que pour renouveler ses provisions, et cette existence continue jusqu’au jour où son vœu est entièrement accompli. La prudence des Russes déjoue bien quelquefois ses projets ; mais, pour un abreck tué, combien de victimes de ce fanatisme ne compte-t-on pas ! Ce n’est plus la guerre, c’est la chasse à l’homme, c’est l’assassinat devenu un article de foi. Le Tchétchen tue en effet pour voler avant tout ; toutefois, si c’est un chrétien que sa balle a frappé, il espère que cet acte méritoire lui sera compté après sa mort. Si l’abreck a un ami dans le village près duquel il est posté, il viendra peut-être se reposer chez lui, et quelquefois ils s’entendront tous deux pour tenter un coup de main sur les soldats russes qui sont cantonnés dans les maisons des Tatares. Le soldat est facile dans ses rapports avec les gens chez lesquels il se trouve ; il se lie avec eux. Ceux-ci, exploitant