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un peu satisfait, le cas échéant, de rire aux dépens d’un Français qui tombait, ainsi sous la main, et de saper en détail une gloire depuis longtemps acquise ? Ces pensées me venaient d’autant plus aisément, que je suis convaincu qu’entre deux grandes nations qui se respectent, un peu de rivalité n’est pas un mal. J’aime trop mon pays pour ne pas respecter tout homme qui est sincèrement attaché au sien, pourvu que ce ne soit pas là un motif de dire du mal de celui des autres. Toutefois le désir que j’avais d’assister à un spectacle si nouveau pour moi me fit mettre toutes mes craintes de côté, et, persuadé que l’homme peut tout ce qu’il veut sur lui-même quand il sait bien vouloir, je n’hésitai pas à courir une aventure dont les risques pouvaient être dangereux pour moi.

Le rendez-vous, pour le départ, était fixé à quatre heures de l’après-midi. — Nous allions, m’avait dit le prince, Bariatinski, faire une partie de plaisir dans une stamitza[1] des Cosaques de la ligne. — Dans le cas où j’aurais pris les paroles du prince au sérieux, je n’aurais pas tardé à être détrompé. Un petit incident relatif à la couleur de mon cheval, dont la robe était presque blanche, éveilla la sollicitude du prince à mon égard. Il ne voulait probablement pas m’exposer la nuit comme un but aux balles ennemies : mais la difficulté de trouver un autre cheval qui fût, comme celui-là, habitué au bruit de la fusillade, et quelques autres raisons qu’il est inutile de mentionner ici, le déterminèrent enfin à me laisser cette monture. En outre, la compagnie qui formait notre escorte portait des provisions de bouche, ce qui ne se faisait pas pour les courses de tous les jours, et, par extraordinaire, le chirurgien-major du régiment était avec nous. Si c’était une partie de plaisir qu’annonçaient toutes ces précautions, à coup sûr elle devait avoir un cachet tout particulier.

Il faisait nuit quand nous arrivâmes à la petite forteresse de Kaça-Iourt, située à l’entrée de la gorge au fond de laquelle s’élèvent les cabanes du village de Zandak. .Nous y trouvâmes un peu plus de deux mille hommes d’infanterie du régiment de Kabarda, deux cents Cosaques du Don, et quatre pièces d’artillerie de montagne qui avaient été dirigées sur ce point par fractions et avec assez de précautions pour ne pas donner de soupçons à l’ennemi. Devant cet appareil de guerre et sur le point de sortir du territoire russe, le prince Bariatinski ne pouvait me laisser plus longtemps dans l’ignorance du véritable but de notre course. En effet, il me dit, avec toutes les marques d’un intérêt plein de cordialité, les dangers auxquels j’allais être exposé, afin que, dans le cas où je n’aurais pas été bien

  1. C’est le nom qu’on donne aux villages fortifiés qu’habitent ces Cosaques.