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je tirais aussi juste qu’eux appuyant leur arme sur des baguettes dont ils sont toujours munis. Cependant je sais fort bien que je ne puis me donner comme un habile tireur.

Nous fûmes retenus longtemps à cette porte de Goëtimir, et, tout en me promenant parmi les soldats, j’admirais le spectacle curieux qu’offrait ce combat de nuit dans une gorge étroite et boisée. Le côté triste de la bataille, c’est-à-dire les morts et les blessés, n’attirait pas beaucoup mes regards à cause de l’obscurité, et les coups de canon, répercutés mille fois par les montagnes voisines, produisaient des bruits lointains qui ressemblaient à la magnificence d’un orage dont les balles figuraient les grêlons.

Cependant l’ennemi semblait perdre de son ardeur. Son chef était tombé sous la mitraille ; ses pertes étaient plus fortes que celles des Russes, qui, après tout, n’avaient pas beaucoup de mal. Le feu se ralentissait sensiblement ; le moment était donc venu de continuer notre retraite, que les blessures de quelques chevaux d’artillerie rendaient opportune. On ne cessa pas néanmoins de riposter à l’ennemi ; mais on y mit moins d’ardeur aussi, et le jour ne tarda pas à venir permettre aux soldats de tenir les agresseurs à distance. Cela n’empêchait pourtant pas les balles d’arriver encore au milieu de nous. On ne s’en inquiétait plus beaucoup toutefois. Vers six ou sept heures du matin, nous rentrâmes dans la plaine, et l’ennemi nous abandonna tout à fait. Alors la gaieté revint, et les chants recommencèrent. Le soldat russe chante toujours. Chaque compagnie a son corps de chanteurs qui célèbrent, dans des couplets de leur composition, les exploits du régiment ou des souvenirs d’amour. Les chants du peuple russe sont mélancoliques ; ceux du soldat au Caucase sont gais et très animés. Un homme chante ordinairement le couplet, et le chœur accompagne au refrain, en y mêlant le ron-ron d’un tambour de basque, pendant qu’un homme ou deux, agitant une espèce de petit chapeau chinois dans chaque main, précèdent en dansant. J’ai connu un tambour, cher au régiment de Kabarda, le seul de tous ceux que j’ai eu occasion de voir qui m’ait rappelé le tambour français. Cet homme, en débitant son couplet, s’animait à un tel point que ses traits se contractaient et que sa figure en devenait bleue.

Nous allions ainsi assez paisiblement, quand un cadavre, qui avait été placé en travers sur la selle d’un cheval des Cosaques, tomba, et vite un des danseurs s’en alla donner un coup de main au conducteur du cheval pour l’aider à replacer le mort sur la selle, puis, sans plus de façon, il revint à sa place continuer ses entrechats. Tel est l’effet de l’habitude des combats. Un homme que l’on connaissait depuis longtemps meurt, et l’on chante des refrains d’amour à côté de son cadavre. Cependant cet homme a là des camarades qui l’ont aimé, qui