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Avant de quitter le camp, le colonel Lévitzki eut l’idée de donner un bal à l’occasion de la fête de son bataillon. La tente qui servait d’hôpital dut ce jour-là devenir une salle de danse. On couvrit la terre d’une grande quantité de tapis plus ou moins larges ; ce fut la seule décoration qu’on put se procurer. Le régiment avait un corps de musiciens qui formèrent un orchestre passable, et l’on appela autour de la tente tous les corps de chanteurs. On se fera difficilement une idée juste de ce bal donné dans une forteresse du Caucase. Si les cavaliers ne manquaient pas à la réunion, les dames y étaient visiblement en trop petit nombre, bien qu’on eût invité tout le personnel féminin de la garnison, on ne put réunir que cinq dames et une enfant qui était absolument nécessaire pour former ce que nous appelions le grand quadrille, A cinq heures précises, tous les hommes étaient réunis auprès de la salle improvisée ; mais les dames se firent attendre. Ce retard semblait être une protestation contre la discipline militaire, et il paraîtrait qu’il fut ainsi interprété, car on se disposait à les envoyer chercher par la garde du camp, quand, heureusement pour la réputation de galanterie des officiers du régiment de Kabarda, ces dames parurent à la porte de la forteresse ; peu après, les danses commencèrent. Le colonel s’était procuré des rafraîchissemens auxquels il serait difficile de donner un nom, et qui arrivaient on ne sait trop d’où, mais auxquels on fit honneur sans trop s’inquiéter de la provenance. On se promettait beaucoup de plaisir, quand les valseurs s’aperçurent qu’à moins d’avoir des jambes de chamois, il était de toute impossibilité de danser sur des tapis superposés. Le prince Bariatinski dut alors mettre à la disposition de la société une partie de son habitation, dont il s’empressa de faire les honneurs en grand seigneur qu’il est. On dansa toute la nuit avec une incroyable ardeur, et le lendemain même on se battait contre les Tchétchens à la porte de la forteresse. Le prince Bariatinski me disait pendant la fête : « Maintenant on danse, et peut-être que dans quelques instans on se tirera des coups de fusil. Je suis persuadé que parmi tous ces officiers il n’en est pas un seul qui ne soit prêt à quitter le bal pour aller gaiement à une mort presque certaine. » - Quand on a vécu avec l’armée russe, on ne saurait trouver rien d’exagéré dans une telle assertion.

Ce bal ne précéda que de quelques jours mon départ de Vnézapné. Peu après, j’eus la douleur de voir partir le colonel Lévitzki, dont le bataillon allait tenir garnison dans une petite forteresse du voisinage. Nous nous promîmes bien de nous revoir ; mais, hélas ! nous comptions sans la guerre et les dangers qui l’accompagnent. Le prince Bariatinski allait aussi avoir à s’absenter de la forteresse ; une partie de son régiment était appelée à une expédition qui devait