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avons précédés dans la carrière, ô nos héritiers plus heureux, combien notre sort a été moins doux que le vôtre ! Ce fut notre mission de vous préparer la route dans les ténèbres, de vous faire un pont avec nos corps. Et quelle était notre récompense ? Ça et là un pressentiment, un espoir, jamais un vœu pleinement exaucé.

« Ne nous plaignons pas cependant. Cette mission crépusculaire n’est pas perdue : elle est finie ; elle a subitement accompli son œuvre sitôt que parait la matinée radieuse. C’est alors que les chants de la nuit doivent cesser ; l’alouette elle-même, l’alouette matinale se tait, lorsque l’aigle, en son puissant essor, s’élance à midi vers le soleil ! »

En prenant ainsi congé du public, M. Dingelstedt ne fait pus acte de découragement ; ce n’est pas davantage le manège d’une coquetterie littéraire. Je vois ici un sentiment vrai de la situation. Dans cette journée nouvelle qu’il salue, il faudra surtout des hommes nouveaux, et c’est pour cela qu’il adresse cet appel cordial aux générations qui s’approchent. Sans doute il y a encore plus d’un écrivain d’élite qui n’a pas donné tout ce qu’il possède ; le poète indique seulement l’idée d’une rénovation et en exprime chaleureusement l’espoir. Pour lui, son livre est assez bien caractérisé dans la dernière strophe que je viens de traduire ; c’est le chant de l’alouette matinale. Toutes les pages frémissent ; satires ou chants d’allégresse, épigrammes ou portraits, on entend retentir d’un bout à l’autre une sorte de gazouillement joyeux.

Depuis les Chants d’un Veilleur de nuit, M. Dingelstedt avait publié un beau recueil de vers, un recueil grave, élevé, empreint d’une mâle tristesse. Nommé alors bibliothécaire du roi de Wurtemberg, maintenant directeur du théâtre royal de Munich, d’autres soins l’occupaient. Il rassemble ici quelques œuvres éparses, et il y ajoute toute une série de pièces fort curieuses sur les événemens de 1848. Les unes, ce seront les derniers échos de la nuit ; les autres seront les premières voix du matin. C’est cette seconde partie surtout qui donne au livre son caractère. Écoutez, dès que l’aube a lui, ce léger babil d’oiseau dont je parlais tout à l’heure. Ce sont des pièces où la joie et l’ironie se succèdent, non pas la joie emphatique d’un démocrate, non pas l’ironie amère d’un homme qui a connu la haine, mais une joie discrète et douce, une ironie sans méchanceté, qui va et vient à la surface des choses. Son chant de victoire en 1848 est digne de cette imagination charmante ; il se rappelle les services rendus par Louis Boerne, et il s’écrie avec grâce : — « Les premières fleurs de mars, cette année, se sont épanouies sur un tombeau du Père-Lachaise, fraîche végétation printanière sortie des cendres,… je me trompe, sorties du cœur de Louis Boerne ! » Puis vient l’enterrement du censeur, et toute la gent littéraire convoquée pour la cérémonie fait cortège en souriant. Ne souriez pas trop, je tourne la page, et je trouve une autre pièce datée de 1850 qui porte ce titre : Résurrection. Le censeur vient de ressusciter ! Le bonhomme se venge des railleurs en modifiant à sa façon le vers d’Horace : Censuram expellas furcâ… Vous le voyez, le veilleur de nuit a eu raison de nous dire, que désormais brumes et nuages ne l’empêcheraient pas de croire au soleil : il a foi dans le jour nouveau qui s’est levé, voilà le secret de cette gaieté inoffensive. Ce qui l’enchante, c’est tout simplement la fin de l’ancien régime ; quant aux événemens de la rue, quant aux prétentions ambitieuses des novateurs, quant aux discours et aux œuvres de