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publique à des populations que les incidens de la politique commençaient à moins toucher, et qui remplaçaient par les grossières utopies du communisme les vieux souvenirs de gloire pour lesquels elles s’étaient si longtemps passionnées. Or, aux problèmes qui assiégeaient leur imagination et leur cœur, la réponse n’était-elle pas écrite, soit en toutes lettres, soit sous des formes transparentes dans les livres et jusque dans les feuilletons dont se repaissaient avidement les hommes appelés à leur distribuer chaque jour soit le pain du corps soit celui de l’esprit ? Là où l’industriel et le propriétaire cherchaient une pâture pour leurs haines, une excitation pour leurs sens, n’était-il pas naturel que l’agriculteur et l’ouvrier entrevissent d’abord une vérité lumineuse et bientôt après une arme pour le combat ? Jamais on n’avait joué avec une confiance si complète et si stupide les destinées de la société et les siennes propres, jamais des hommes riches et de loisir ne s’étaient exposés à pervertir à ce point le cœur des masses pour leurs menus plaisirs littéraires. L’histoire ne comprendra point que tant de personnages éminens par l’intelligence et par la pratique des affaires aient, durant dix années, assisté avec une sorte d’indifférence à l’œuvre quotidienne de démoralisation poursuivie dans les rangs du peuple par les organes les plus accrédités de leur propre parti. Comment comprendre autrement que par l’effet d’une fascination suprême que des hommes affamés d’ordre, qui s’étaient honorés en le conquérant à si grand’-peine, n’aient pas poussé un cri unanime d’effroi, sinon de généreuse indignation, à la lecture des récits que les interprètes les plus éminens des opinions conservatrices faisaient arriver chaque jour dans leurs familles, en passant par leurs antichambres pour aboutir bientôt après aux chaumières ? Le parti gouvernemental, qui, en arguant de son respect pour les droits de l’état, méconnaissait tous ceux de la conscience et de la famille en matière d’éducation, n’avait, personne ne l’ignore, que tolérance, complaisance et sympathique avidité pour ces honteux scandales dont il se croyait alors assez fort pour se faire un amusement sans péril. Faut-il le dire, et la postérité le croira-t-elle ? il est même avéré, par les déclarations des écrivains qui concouraient alors avec le plus d’éclat à cette œuvre funeste, que les excentricités les plus dangereuses étaient accueillies beaucoup plus facilement dans les feuilles du pouvoir que dans celles de l’opposition, parce que les attaques les plus hardies contre tout ce qu’il y a de sacré parmi les hommes étaient couvertes et comme innocentées d’avance par le titre et le patronage conservateurs[1].

  1. « 1845 fut l’époque où la critique de la société réelle et le rêve d’une société idéale atteignirent dans la presse le plus haut degré de liberté. C’était le temps de dire tout ce qu’on pensait. On le devait, parce qu’on le pouvait. Le pouvoir, du moment qu’elles ne révélaient aucune application d’actualité politique, s’inquiétait peu des théories où laissait chacun construite la cité future ay coin de son feu, dans le jardin de son imagination. Pour être libre à cette époque de soutenir directement ou indirectement les thèses les plus hardies contre le vice de l’organisation sociale et de s’abandonner aux plus vives espérances du sentiment philosophique, il n’était guère possible de s’adresser aux journaux de l’opposition. Les plus avancés n’avait malheureusement pas assez de lecteurs pour donner une publicité satisfaisante à l’idée qu’on tenait à émettre. Les plus modérés nourrissaient une aversion profonde pour le socialisme. Les journaux conservateurs devenaient donc l’asile de tous les romans socialistes… L’Époque, journal qui vécut peu, mais qui débuta par renchérir sur tous les journaux conservateurs et absolutistes, fut donc le cadre où j’eus la liberté absolue de publier un roman socialiste. Sur tous les murs de Paris, on afficha en grosses lettres : « lisez l’Époque ! lisez « le Péché de Monsieur Antoine ! » (George Sand, Notice préliminaire. Œuvres complètes ; édit. J. Hetzel.)