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moindre embarras. Il me suffirait de leur dire que saint Anselme, comme théologien, n’a d’égal au moyen âge que saint Thomas. J’ajouterais que ce théologien est en même temps un philosophe, j’entends un métaphysicien du premier ordre, qui a conçu au fond de sa cellule, six siècles avant le Discours de la Méthode, quelques-unes des pensées les plus hardies de Descartes, et dont le nom reste à jamais attaché au problème de l’existence de Dieu. Et si maintenant vous voulez vous souvenir que ce moine philosophe a été primat d’Angleterre entre Lanfranc et Thomas Becket, et qu’il a soutenu, non sans courage et sans modération, la cause des successeurs de Grégoire VII contre les héritiers de Guillaume le Conquérant, vous voyez se dessiner une figure historique des plus imposantes, où certes les contrastes ne manquent pas. Vous pressentez que ce personnage, en qui se rassemblent avec grandeur des traits si variés, aura été pour M. de Rémusat le type de tout un siècle. Voyez en effet sous combien de formes l’église, au moyen âge, fait partout sentir son influence. Ici, le prêtre homme d’état, ambassadeur, ministre, régent, comme Suger ; là, le moine restant au cloître pour y cultiver la perfection chrétienne, comme Pierre le Vénérable, ou sortant de sa solitude pour remuer le monde au nom de la foi, comme saint Bernard ; ailleurs enfin, le prêtre homme de science, de théologie et de dialectique, à la manière d’Abélard, de saint Thomas ou d’Okkam. Or saint Anselme est à la fois tout cela, moine, philosophe et personnage politique : philosophe et moine dans l’âme, il est vrai, et homme politique à son corps défendant, mais d’autant plus intéressant par cette lutte même qui se livre toute sa vie entre sa noble passion pour la pensée spéculative et la situation éminente où le condamne sa sainteté.

Ceci me ramène à ces lecteurs défians, prompts à s’effaroucher au seul mot de métaphysique ou de théologie, qui voient dans tout problème sur le fond des choses une sorte de piège, et dans les travaux des philosophes qui se font lire une conspiration permanente contre leurs loisirs. Je voudrais leur persuader que le sentiment qui a poussé M. de Rémusat à se plonger dans les ténèbres du XIe siècle, ce n’est pas uniquement le désir d’ajouter une page de plus à cette histoire de la scolastique où il a déjà illustré son nom. Si je ne me trompe, ce qui dans saint Anselme a surtout charmé son historien, c’est l’homme. Il en faut convenir, l’âme de saint Anselme est une âme de la plus rare beauté. Avec l’intelligence d’un penseur profond, il avait la candeur d’un enfant. L’esprit en lui était fin, pénétrant, délié, le cœur était simple ; mieux encore, il était bon. Deux objets le remplissaient, des pensées sublimes et des affections pures. Jamais il ne connut l’ambition, et s’il avait eu le choix de sa vie, il en aurait fait deux