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de mes petits. Lui aussi, lorsqu’il s’expose au grand jour et se mêle aux autres oiseaux, il est poursuivi et déchiré. » Anselme et Lanfranc représentent au XIe siècle le génie de l’église sous ses deux formes les plus opposées : Lanfranc, c’est le moine politique avec le goût du pouvoir, l’ambition et les talens du gouvernement, n’allant du monde au cloître que pour s’élancer du cloître dans le monde et traiter au nom de l’église avec les puissances du siècle, exact dans ses mœurs, mais indulgent à autrui, souple, délié, et, avec des desseins toujours honnêtes, peu scrupuleux quelquefois sur les moyens de les accomplir. Anselme, c’est le moine philosophe, qui fuit un monde troublé par les passions violentes, où règnent la force, la discorde et la guerre, et se réfugie dans la retraite pour y cultiver en paix son âme, pour y entretenir la flamme sainte des nobles études, pour y recevoir les âmes blessées et y calmer les douleurs inconsolables, pour y répandre autour de lui le goût de la perfection chrétienne au sein d’une vie pure, douce, innocente, toute à la prière, à la méditation, à la vertu et à Dieu.

Loin de moi le dessein de rabaisser ici la vie active devant la spéculation et d’exalter Anselme aux dépens de Lanfranc. Je sais que le génie et la vertu ont des formes diverses, et il y a plus d’une voie légitime pour qui veut servir Dieu et les hommes. Lanfranc est à mes yeux un personnage historique des plus respectables. Au lieu de lui faire un crime d’avoir servi la politique de Guillaume le Conquérant, il me semble que l’accord de ces deux grands esprits est pour l’un et pour l’autre un titre d’honneur ; mais le même primat d’Angleterre qui a pu, sans dommage pour son caractère et sa foi, s’associer aux desseins d’un conquérant de génie, se fut-il accordé aussi aisément avec son indigne héritier ? Je ne le crois pas, et voilà tout ensemble le motif et l’excuse des luttes d’Anselme contre les rois anglo-normands.

M. de Rémusat s’est trouvé naturellement conduit à crayonner ces curieuses figures de Lanfranc, de Guillaume le Conquérant et de son fils, le roi Roux, comme l’appelaient les moines du temps. Si ce n’était la crainte de paraître affecter une compétence où je ne prétends pas, je dirais qu’après tant de travaux justement célèbres, même après l’incomparable récit de M. Augustin Thierry, quiconque voudra connaître toute la vérité sur les hommes et les choses de cette époque trouvera à s’éclairer dans les appréciations largement impartiales de M. de Rémusat, relevées encore par le charme d’un vif récit tout semé de peintures brillantes et de traits ingénieux. Oui, M. de Rémusat a raison, il ne faut pas appliquer la même mesure à tous ces rois normands, bien que l’ambition, l’avarice et la ruse formassent leurs traits communs. Le premier Guillaume est plus