Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/499

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quand on examine de près les principes philosophiques dont se sert saint Anselme pour construire ainsi a priori tout le dogme chrétien, on trouve que ces principes sont ceux de Platon. Évidemment, saint Anselme n’a pas inventé la théorie des idées, et, d’un autre côté, il n’a pu la recueillir directement dans Platon. Où l’a-t-il donc trouvée ? Dans saint Augustin. M. de Rémusat paraît douter que la doctrine de saint Anselme sur le bien, considéré comme dernière raison et dernière essence des choses, se trouve dans le plus grand des pères platoniciens. Nous croyons pouvoir affirmer qu’elle y est tout entière[1] ; mais ce n’en est pas moins un immense mérite à saint Anselme d’avoir su l’y découvrir, Rien n’est plus commun, au moyen âge, que l’abus des idées platoniciennes. Introduites par des canaux impurs, elles s’étaient mêlées avec les rêveries et les subtilités alexandrines. On ne possédait pas les écrits de Platon, sauf peut-être le Timée, et d’ailleurs on n’aurait pu les lire. On lisait Scot Erigène et le faux Denys, que l’on prenait pour ce sénateur de l’Aréopage converti par saint Paul. Qu’y pouvait-on trouver ? Un Platon défiguré parmi quelques grands traits du Platon véritable. Quand on suit d’un œil attentif la marche des spéculations de saint Anselme, il est extrêmement curieux de le voir s’approcher à chaque instant des écueils où tant d’hommes supérieurs ont fait naufrage. Ici le mysticisme de Plotin, là le panthéisme de Proclus. Quelquefois il chancelle ; jamais il ne tombe. Je sais qu’il est soutenu par l’esprit du christianisme ; mais il l’est aussi par sa ferme raison. Même dans ses subtilités, on trouve un fond solide. Comme dit excellemment M. de Rémusat, il a su tirer le platonisme du néo-platonisme pour le rendre chrétien, et c’est là incontestablement un trait de génie.

La méthode théologique de saint Anselme a-t-elle eu et pouvait-elle avoir au moyen âge une grande influence ? Je ne le crois pas, et il me semble que les bénédictins tombent dans une exagération singulière quand ils font de l’auteur du Monologium le fondateur de la scolastique ; cela n’est pas même vrai de la théologie du moyen âge, qui n’est pas la scolastique tout entière. En fait, la théologie scolastique, prise dans son ensemble, suit une méthode qui n’est pas celle de saint Anselme. Loin de faire abstraction des textes sacrés, elle s’y appuie sans cesse, à l’exemple des anciens pères de l’église. Elle a de plus deux caractères propres : c’est d’abord d’employer la forme syllogistique, où elle prend Aristote pour maître, et puis, par une pente insensible, elle emprunte à Aristote, avec sa forme démonstrative, quelques-unes de ses idées essentielles. L’alliance

  1. Voyez Sanct. August. Op. — De Doct. Christ., lib. I, cap. 6. — De Trinit., VIII, 3. — De Lib. Arbit., II, 5-15. — De Gen. ad litt. VIII, 14.