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Branca remettrait au noble conseil la confession écrite et la tête de ce misérable. Le vice-roi espérait qu’à son tour le conseil s’empresserait d’élargir les trois soldats chinois retenus en prison depuis le meurtre du gouverneur.

Le gouverneur général du Kouang-tong avait outrepassé son droit en cette occasion : il ne pouvait prononcer de sentence capitale sans prendre l’avis des autorités dont les lois de l’empire l’obligeaient à subir la censure, mais le crédit dont il jouissait a Pé-king le rassurait contre les conséquences d’une irrégularité qu’excuserait aisément le tribunal des rites. L’échec qu’en devait éprouver sa popularité inquiétait davantage le successeur de Ki-ing. En apprenant l’exécution d’un homme dans lequel elle n’avait vu qu’un vengeur inspiré par le ciel, la populace cantonaise poussa un cri de rage. Le vice-roi fut poursuivi jusqu’en son palais de mille invectives, des bandes armées menacèrent de se porter sur la route de Caza-Branca, et les murs de Canton se couvrirent de placards dans lesquels on déplorait le sort de l’Harmodius chinois.

« La vengeance exercée contre l’ennemi du peuple (disaient ces étranges affiches) a causé la ruine d’un ami du peuple, Tous ceux qui apprennent cette triste nouvelle pleurent et se lamentent. Leur cœur est brisé. Le barbare de Macao ne connaissait d’autre droit que la force. Il abusait de nos femmes, fermait notre douane, renversait nos temples, détruisait nos dieux, accablait les villages d’impôts, nous dépouillait de nos terres et de nos maisons, violait nos tombeaux, jetait au feu les os de nos ancêtres, et était si chargé d’iniquités que les hommes et les dieux étaient également irrités contre lui. Ni le ciel ni la terre ne le pouvaient supporter. Les treize villages prirent le parti de s’adresser aux mandarins. Ils n’obtinrent d’eux aucun soulagement. Le mal augmentait chaque jour. Que fallait-il faire ? Personne ne pouvait le dire. Des hommes de cœur furent secrètement choisis. Ils prêtèrent en plein air un serment scellé par le sang, et jurèrent de conduire leur projet à exécution. Tout l’été, ils cherchèrent une occasion de l’accomplir ; mais cette occasion, ils ne la trouvèrent qu’à l’automne. Ce fut vers le soir que Sen-chi-liang et Ko-kin-tang, avec cinq autres hommes de Tchin-tcheou, tenant leurs armes cachées sous leurs vêtemens, pénétrèrent dans l’antre des tigres. Ils tuèrent le gouverneur, lui coupèrent la tête et la main, mirent en fuite ses compagnons et retournèrent à leur village. Les enfans mêmes se réjouirent.

« Qui eût pu soupçonner que parmi les Chinois, Paou-tseun et Chaou-ta-shaou[1], êtres à la face humaine, mais au cœur de bêtes, songeraient déjà à trahir ces braves ? Avec de douces paroles, ils gagnèrent Sen-chi-liang. Ils lui persuadèrent qu’il serait récompensé et recevrait des titres d’honneur. Sen vint à Canton. Paou-tseun l’engagea à retourner dans son district et à

  1. Paou-tseun était directeur d’un des collèges de Canton, et Chaou-ta-shaou était un des habitans du village de Mong-ha, dans lequel résidait Seu-chi-liang.